Conférence devant les partis démocrates européens, Parlement européen.
Jérôme Lejeune
Octobre 1991
La biotechnologie et ses implications éthiques, politiques et juridiques
Monsieur le Président,
Il est un peu étrange pour un biologiste de parler devant des législateurs et pourtant il se trouve que le droit et la vie emploient le même langage. D’une société bien faite et qui protège tous ses ressortissants nous disons qu’elle a une constitution équitable. D’un homme bien portant capable de résister aux agressions, on dit qu’il a une bonne ou une forte constitution et curieusement, les lois qui vont décider ces deux constitutions, celle des sociétés ou celle de l’homme, sont votées par un processus relativement démocratique. Je ne parlerais pas trop du processus législatif, mais le processus biologique utilise aussi une sorte de vote puisqu’un seul spermatozoïde parmi des millions est celui qui sera élu pourra porter le génome masculin à l’être nouveau. Ce qui stupéfie le biologiste, c’est que certains prétendent aujourd’hui changer le droit pour une nouvelle constitution humaine qui leur donnerait tous les droits. Or le droit n’a pas tous les droits. Il se trouve que la nature humaine existe et que nous le voulions ou non nous sommes obligés d’en tenir compte. Monsieur Casini a obtenu comme il l’a dit tout à l’heure d’importants succès au Parlement européen. Il serait je crois capital pour l’Europe d’être la première communauté humaine importante à définir complètement la protection de l’être humain devant la technologie. Comme vous le savez le développement de la technologie a été et sera foudroyant, ça nous en sommes sûrs, mais l’homme, lui, sera-t-il foudroyé ? Ça nous ne le savons pas encore. Il serait je crois dans la vraie lignée de l’Europe de donner à l’humanité une sorte de guide général qui serait très court qui pourrait tenir en une seule page et qui dirait comment l’homme utilisera sagement sa puissance qui augmente chaque jour.
La première proposition serait : Devant la loi tout être humain est une personne. Ceci est une affirmation purement légaliste et je sais qu’il y a des discussions très difficiles sur le mot personne. Je voudrais vous faire remarquer en tant que biologiste qu’il y a une différence entre l’être humain et la personne, que l’être humain est plus spécialisé que la personne. Il existe des personnes qui ne sont pas des êtres humains, les trois Personnes de la Trinité pour les théologiens ou, pour être plus modeste, le droit commercial, la personne morale d’une société anonyme, mais seules les êtres humains sont toujours des personnes, s’il existe des personnes qui ne sont pas des êtres humains et je pense que, sans jouer sur les mots, les Européens devraient faire cette définition devant la loi : Tout être humain est une personne.
Il y a ici une grave décision. Le Parlement britannique a malheureusement voté par erreur et la reine d’Angleterre, (j’en parle avec le plus grand respect) a malheureusement signé une loi qui dit que lors des quatorze premiers jours de son existence l’embryon n’est pas un être humain. Ceci permet pour l’instant aux petits sujets de sa gracieuse Majesté lorsqu’ils non pas encore dépassé deux semaines après le début de leur vie, d’être des objets d’expérience, d’être considérés comme des animaux d’expérience. Outre le caractère profondément inhumain de cette loi, elle a une conséquence légale qui apparemment a échappé jusqu’ici au Parlement britannique. Cette conséquence est redoutable. Si la loi anglaise dit vrai, si l’embryon n’est pas un être humain dès la fécondation, mais seulement après le quinzième jour, alors il s’ensuit que la reine d’Angleterre était un animal pendant les quatorze premiers jours de sa vie. Il s’en suit de même que pour les députés de la Chambre des Communes (je ne parle pas des Lords qui se sont transmis leur noblesse par l’intermédiaire d’une génération animale de quatorze jours à chaque génération, ce qu’aucun généticien au monde ne peut croire), chacun d’eux est un ancien animal. Il est très difficile d’imaginer qu’on puisse confier la destinée d’un pays aussi important que l’Angleterre ou celle de toute l’Europe a d’anciens animaux ! Il s’ensuit que la première qualité d’un biologiste et d’un légiste, c’est l’honnêteté devant la nature. Nous sommes absolument sûrs qu’un embryon humain n’est pas un animal et qu’il est un être humain dès sa conception, car s’il ne l’était pas dès le premier instant il ne le deviendrait jamais. Je ne voudrais pas vous faire un cours de génétique, laissez-moi simplement vous rappeler une expérience que vous pourrez tous refaire facilement. Dans chaque pays, si cela m’est possible, je visite deux endroits également instructifs : l’université d’une part et le jardin zoologique de l’autre. Eh bien dans les universités, j’ai toujours vu des gens très savants se réunir en congrès et hocher doctement de la tête en se demandant si leurs enfants lorsqu’il sont très jeunes ne sont pas des sortes d’animaux, mais je n’ai jamais vu au zoo des congrès de chimpanzés se demandant si, une fois adulte, leurs enfants ne deviendraient pas des universitaires. C’est une expérience d’une grande simplicité. Mais quand il s’agit de définir la nature, il faut purement et simplement accepter l’évidence.
La seconde instruction que les Européens pourraient donner à l’humanité, après avoir précisé que devant la loi tout être humain est une personne, la seconde chose c’est qu’ils devraient dire, puisque l’on a aboli l’esclavage, le corps humain est indisponible, c’est-à-dire que personne ne peut être considéré comme un stock de pièces détachées dans lequel on irait chercher des éléments pour échange standard.
La troisième chose serait de dire que l’embryon humain est lui aussi indisponible. Pourquoi ? Parce que l’embryon est l’être le plus fragile, quoi qu’il soit extrêmement résistant. Puisqu’il est le début même de la vie, c’est celui sur lequel des manipulations pourraient porter le plus facilement et il faudrait simplement je crois définir que l’embryon humain est indisponible qu’il ne peut pas être exploité et que toute intervention qui porte sur un embryon humain doit être dans l’intérêt de cet embryon-là et non pas dans l’intérêt d’une autre personne. De la même façon que toute action médicale, biologique ou technologique sur un adulte ne peut être faite que dans l’intérêt de cet adulte et non pas en exploitant cette personne dans l’intérêt d’une autre personne. Il serait très important aussi de préciser, sans rentrer dans tous les détails de la technologie de la procréatique artificielle, de dire que, je me permets de lire cette phrase : la poursuite de son développement continue jusqu’à son terme, dans l’organisme de sa mère, doit être offerte à chaque embryon avant qu’un autre embryon soit conçu. C’est ce que fait la nature lorsqu’une femme a conçu un enfant, il y a suspension de la fonction ovarienne, il peut y avoir éventuellement des jumeaux conçus en même temps, mais il n’y aura plus d’autre conception. On attend, la nature attend que l’être humain soit arrivé à son terme (ou peut-être éventuellement meurt trop tôt une fausse-couche spontanée), mais en tout cas un autre embryon n’est mis en route par la nature que quand le premier a connu sa chance. Il s’agit d’une loi biologique absolument sans exception chez les êtres supérieurs. Il serait sage de s’en souvenir, cet adage réglait les lois qui découleront ensuite, il n’y aurait plus aucun risque de congeler les embryons, de vendre les embryons, d’exploiter les embryons, on respecterait une seule loi de la nature et, à ce moment là, la protection des embryons serait assurée.
Je voudrais ici, si je puis, en un instant vous rassurer sur un point: Vous êtes peut-être effrayés par ce qu’on lit dans les journaux et que par exemple la manipulation des embryons nous permettra de faire une
conception entre femmes sans hommes, de prendre le noyau d’un ovule chez une femme, de l’insérer dans l’ovule d’une autre femme et de réinsérer le tout dans l’utérus de l’une de ces deux personnes pour obtenir un enfant descendant de deux lesbiennes. Ou encore, on nous a affirmé que l’on pourrait prendre un ovule, enlever son noyau légitime et mettre à la place deux spermatozoïdes venant de deux hommes différents. Le tout serait implanté ensuite dans un utérus de louage pour obtenir un descendant qui n’aurait que deux pères. Ou encore, on pourrait prendre une cellule du corps adulte, en retirer le noyau et le mettre dans un ovule pour obtenir ce que l’on appelle un clone, une sorte de jumeau avec un décalage de trente ou quarante ans qui serait identique à celui qui a donné le noyau. Je tiens à vous dire que ces trois manipulations n’auront pas lieu dans notre espèce. La nature y a pourvu. Nous savons depuis deux ans qu’il faut absolument un homme et une femme pour engendrer un nouvel enfant. Le message génétique est souligné, nous appelons ça la méthylation de la cytosine, dans les spermatozoïdes à certains passages qui sont tous les mêmes pour tous les hommes. Le message génétique dans l’ovule est souligné à d’autres endroits, toutes les femmes soulignent au même endroit, mais ce n’est pas le même endroit que les hommes. Il en résulte que si l’on fabrique, et cela a été fait chez l’animal, chez la souris, un composite à partir de deux noyaux féminins, cela ne fabrique pas un être nouveau, c’est une tumeur, cela fabrique des pièces détachées, cela s’appelle un tératome. On en trouve à l’intérieur du poil, de la dent, de la peau, du tissu nerveux, mais aucune mise en forme, aucun être nouveau, un sac de pièces détachées. Inversement on a réussi à mettre dans un ovule, chez la souris toujours, deux génomes masculins et cela ne donne pas un nouvel être ; cela donne ce qu’on appelle une môle hydatiforme, des vésicules qui ressemble un peu à une grappe de raisins. De la même façon nous savons aujourd’hui par l’expérience qu’il n’est pas possible de fabriquer un clone, c’est-à-dire d’obtenir un être issu d’un noyau du corps d’un sujet adulte. Ceci nous amène à la notion qu’il ne sera possible d’engendrer entre femmes, il ne sera pas possible de fabriquer contre nature un enfant qui n’aurait que deux pères et le milliardaire qui prétendait transmettre en même temps son patrimoine génétique et ses intérêts financiers par la manipulation clonale voit sa spéculation complètement dévaluée ! Il faut l’union de deux personnes pour en engendrer une troisième. Dans la première cellule se trouvent, côte à côte le message souligné à la façon masculine, et le message souligné à la façon féminine et c’est le seul moment de notre vie où nous avons en même temps le message masculin et le message féminin, seule la première cellule est véritablement conçue homme et femme dès le début. Car au cours des divisions cellulaires, une partie du message féminin s’efface, une partie du message masculin s’efface au fur et à mesure de cette explosion de la forme qui se fait par la spécialisation des cellules, qui savent faire un cerveau, des muscles, de l’os ou du sang. Cette spécialisation ressemble énormément à ce qu’on observe en médecine. Quand on devient spécialiste on apprend de plus en plus de choses sur de moins en moins de choses et à la fin on sait presque tout sur presque rien. Seule la première cellule savait presque tout sur presque tout.
Juste un mot pour terminer. Pour lutter contre ces évidences, on utilisera toujours devant vous et contre vous la logique de Juda. La logique de Juda est très simple ; elle repose sur trois points. Ces trois points sont également mauvais.
Le premier, c’est la diversion. On vous dira: mais ne vous intéressez pas à l’être humain qui commence, ou à celui qui va disparaître, voyez plutôt toutes les difficultés qu’il fait peser sur la société ou sur les parents, en temps, en argent, en dédication. Ne regardez pas le sujet, regardez la famille, la société, l’économie.
Le deuxième point, c’est l’inversion, et on vous dira dans toutes ces discussions : regardez tout le bien que l’on ferait avec tous les soins, tout l’argent, toute la dédication que l’on va dépenser pour ce sujet, regardez comment on ferait mieux les autoroutes et comment on pourrait mieux doter le tiers-monde. C’est l’inversion ; on dit qu’il vaudrait mieux ne rien faire pour celui-là parce qu’éventuellement on ferait quelque chose de mieux pour d’autres.
S’installe alors le troisième terme qui est la perversion qui s’appliquera aussi bien à l’embryon qu’au vieillard ; il n’y a qu’à supprimer l’innocent. Un homme a déjà fait ce raisonnement, je vous ai dit son nom tout à l’heure. Il a trouvé que ça coûtait trop cher de briser un vase de parfum, il a montré tout le bien qu’on aurait dû faire avec cet argent et le résultat fut la perversion absolue, la condamnation de l’innocent.
En tant que législateurs, il vous faudra choisir entre deux façons de voir les hommes : l’une est celle de Juda : la diversion, l’inversion, la perversion. L’autre c’est celle de l’Innocent. Lui-même qui vous a dit simplement : « Ce que vous avez fait au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous l‘avez fait ».