Génétique, éthique et manipulations

Conférence donnée à Rome (1985), Cordoue, Madrid, Argentine(1986)
Jérôme Lejeune

En marge des développements de la technologie, on observe actuellement une curieuse évolution du sens que l’on donne aux mots. Quel novateur assez hardi s’aviserait de parler de morale de la reproduction ? On dit de nos jours « éthique ». Et bien que des deux termes, l’un latin, l’autre grec, aient même valeur sémantique, ils ne recouvrent plus la même marchandise.

Celui qui parle de morale entend que les mœurs devraient se conformer à des lois supérieures, alors que celui qui parle d’éthique sous-entend que les lois devraient se conformer aux mœurs.

Quand aux moyens de perpétuer notre espèce, c’est-à-dire de faire des enfants, les éthiciens du changement soutiennent que notre jugement dépend de l’état des techniques. Qu’une méthode nouvelle apparaisse et le comportement éthique doit, d’après eux, se modifier en conséquence.

Sans entrer dans ce débat qui n’a rien de scientifique, permettez-moi de discuter avec vous de l’état de nos connaissances sur la transmission de la vie.

Les lois de la vie

La vie a une très longue histoire, mais chaque individu a un début bien précis : le moment de la fécondation.

Toute la biologie nous enseigne que les enfants sont unis à leurs parents par un lien matériel puisque c’est de l’union de la cellule féminine (l’ovule) avec la cellule masculine (le spermatozoïde) qu’émerge un nouveau membre de l’espèce.

Ce lien matériel est la longue molécule d’ADN. Ce ruban, de près d’un mètre de long, est réparti en morceaux (23 chez l’homme) et chaque segment est minutieusement replié et lové pour former un bâtonnet, bien visible au microscope, un chromosome.

Sitôt que les 23 chromosomes paternels rencontrent les 23 chromosomes maternels, toute l’information génétique nécessaire et suffisante pour spécifier chacune des qualités innées du nouvel individu se trouve rassemblée. De même que l’introduction d’une mini-cassette dans un magnétophone en état de marche permet la reproduction de la symphonie enregistrée, de même l’information contenue dans les 46 chromosomes (les minicassettes de la musique de la vie) sera déchiffrée par la machinerie du cytoplasme de l’œuf fécondé (le magnétophone) et le nouvel être commence à s’exprimer sitôt qu’il est conçu.

Que l’enfant doive se développer neuf mois dans le sein de sa mère ne change en rien ces faits. La fécondation extra-corporelle démontre que l’être humain débute à la fécondation. Cette affirmation n’est ni une hypothèse de théoricien, ni une opinion de théologien, mais une constatation expérimentale.

Technologie de la fécondation

Dans les conditions naturelles, l’ovule mûr est éjecté de l’ovaire par la rupture du follicule qui le contenait. La trompe (qui relie l’ovaire à l’utérus) le recueille alors. A l’intérieur de ce tube de chair l’ovule migre vers l’utérus et rencontre en chemin le spermatozoïde qui, parmi des millions d’autres, le fécondera.

A la fin du voyage, six à sept jours après la fécondation, l’œuf fécondé qui se divise fébrilement, et déjà s’organise en un minuscule embryon d’un millimètre et demi de diamètre, s’installe dans la muqueuse utérine (nidation). Là, il s’implante fermement par ses villosités choriales et continue sa croissance jusqu’à l’accouchement.

C’est parce que la fécondation normale se produit dans un tube contenant un liquide dans lequel l’ovule et les spermatozoïdes flottent librement que la fécondation extra-corporelle est possible. Certes la fécondation in vitro utilise un tube de verre au lieu d’un tube de chair mais le processus est par ailleurs identique.

Au début, la fécondation artificielle, hors de l’organisme maternel, a été proposée pour contourner un obstacle. Il arrive parfois que les trompes soient bouchées, le plus souvent à la suite d’une infection locale ; les maladies vénériennes jouent un grand rôle dans ce type de stérilité féminine. Cette obstruction empêche le spermatozoïde de rejoindre l’ovule et ce dernier ne peut atteindre l’utérus. Pour contourner cette difficulté l’ovule mûr est prélevé par le paros copie et aspiré délicatement dans un fin tube de plastique. Il est ensuite placé dans une fiole contenant un milieu approprié et maintenue à 37 degrés. L’addition de spermatozoïdes provoque la fertilisation.

Après trois jours de développement dans sa fiole, l’embryon est aspiré à nouveau dans un fin tube de plastique qu’on insère délicatement dans le col de l’utérus de sa mère. Ainsi déposé dans la cavité utérine, il y poursuit son développement de la même façon que s’il y était parvenu par le chemin normal.

Tout ceci explique pourquoi le Dr. EDWARDS et le Dr. STEPTOE purent observer in vitro le tout début de l’incroyablement jeune Louise BROWN qu’ils replacèrent quelques jours plus tard dans le sein de sa mère. Grâce à la connaissance des lois fondamentales de la vie, ils s’étaient entièrement assurés que cet embryon minuscule n’était ni une tumeur, ni un animal, mais bien un être humain de la plus extrême jeunesse.

Avec plus de mille cas de fécondation extracorporelle déjà enregistrés dans le monde, une double évidence s’impose. L’embryon humain se développe entièrement par lui-même, par sa vertu propre, et il est doué d’une incroyable vitalité.

La viabilité hors de l’utérus

Cette extraordinaire vitalité qui permet à l’embryon humain de se développer même en dehors de son abri naturel n’est pas une surprise mais une confirmation des principes de la biologie.

Dans les conditions naturelles, l’embryon flottant dans le liquide de la trompe poursuit son développement et met en place sa propre organisation pendant une semaine. Au delà de ce terme l’implantation devient une nécessité mais sa viabilité est si remarquable que la muqueuse utérine n’est pas absolument indispensable.

L’implantation dans la trompe, au lieu de l’utérus, permet une croissance tout à fait normale pendant un à deux mois. Au cours de ces grossesses tubaires, extra utérines, le fœtus à peine grand comme le pouce est tout à fait normal ; il nage dans sa bulle amniotique où, plus exactement paraît jouer au trampoline ! Le danger redoutable est que sa croissance risque de rompre les parois de la trompe qui ne peut pas se distendre comme le ferait un utérus. D’où la nécessité d’une intervention chirurgicale qui sauve la mère, sans pouvoir sauver l’enfant, car nous ne possédons pas encore de moyens artificiels capables de subvenir aux besoins d’un être si jeune.

On connaît même des cas extrêmement rares dans lesquels l’œuf fécondé échappe à la trompe, tombe dans la cavité abdominale et s’implante sur le péritoine. Ces grossesses abdominales sont parfois méconnues lorsque par une chance très rare, elles ne se compliquent pas d’hémorragies ou de compressions. Plusieurs enfants normalement constitués naissent ainsi chaque année, après laparotomie libératrice.

Protégé par sa capsule de survie, la zone pellucide d’abord, puis le sac amniotique dont il s’entoure, l’être humain précoce est exactement aussi viable et autonome qu’un astronaute dans son scaphandre spatial. Un ravitaillement en fluides vitaux fournis par le vaisseau-mère reste indispensable.

Aucun distributeur artificiel de fluides n’a encore été inventé. Mais s’il devenait possible de fournir ces fluides, un développement complet en dehors de l’utérus s’ensuivrait. Cette « ectogénèse » serait l’ultime preuve que l’enfant s’appartient. Si la fiole prétendait : « ce bébé est ma propriété » ; personne ne croirait la bouteille !

L’arrêt du temps

Une réfrigération progressive des cellules vivantes, respectant leur précieux édifice moléculaire, est largement utilisée pour une préservation très longue. A très basse température (-196 degrés dans l’azote liquide) la vibration des atomes est extrêmement faible. Pour ainsi dire, le temps se trouve suspendu.

Les spermes ainsi congelés au froid intense, peuvent se conserver pendant des années. Après réchauffement prudent, les spermatozoïdes retrouvent toutes leurs capacités de navigateurs intrépides. Les banques de sperme sont d’usage courant en art vétérinaire.

Outre la possibilité d’obtenir ainsi une très nombreuse descendance d’un sujet sélectionné, et de féconder les femelles à distance, cette réfrigération permet de juger des qualités d’un reproducteur d’après la première descendance obtenue, avant d’entreprendre un usage plus massif……, éventuellement bien après la mort du donneur.

La congélation des spermatozoïdes humains ne soulève pas de difficultés techniques particulières et l’on connaît la triste réclamation d’une femme demandant à être inséminée avec le sperme conservé de son défunt mari. Une telle fécondation posthume soulève de graves questions car la fabrication délibérée d’orphelins artificiels paraît peu respectueuse de l’intérêt de l’enfant.

L’insémination à distance permet aussi de remédier à la séparation des époux. Durant la guerre de Corée plusieurs milliers d’enfants furent ainsi conçus à distances par des G.I.s procurant ainsi à leurs épouses une descendance légitime (sauf erreur de flaconnage).

On parle actuellement beaucoup de « mères porteuses », inséminées artificiellement par le sperme d’un homme dont l’époux est stérile. Neuf mois plus tard, et contre rétribution monétaire, la mère biologique est censée remettre au couple l’enfant qu’elle a conçu. Curieuse pudibonderie qui conduit à produire, par seringue interposée, des enfants adultérins que la mère biologique échange ensuite pour de l’argent ! Ainsi camoufle-t-on sous le terme « mère porteuse » une véritable vente d’enfant.

Quand à la réclame faite autour des banques de sperme qui fourniraient une semence sélectionnée provenant d’anciens Prix Nobel, il est préférable de n’en point parler !

Curieusement, l’ovule est extrêmement fragile et ne supporte pas, semble-t-il la congélation. D’où l’absence actuelle de toute banque d’ovules.

En revanche, dès la fécondation, l’être nouveau acquiert une viabilité remarquable et la congélation d’embryons est aisée chez l’animal. Même chez l’homme la technique est au point et deux enfants normaux sont nés ainsi après une période de temps suspendu. Cette différence de résistance entre l’ovule d’une part, et l’oeuf fécondé de l’autre, est une indication supplémentaire de l’extraordinaire changement d’état déterminé par la fécondation.

Jumeaux à volonté

Si l’on ouvre la membrane pellucide et qu’on sépare en deux l’embryon de quelques jours, il devient possible de reloger chacune des masses cellulaires dans une zone pellucide individuelle, (prélevées aux dépens d’autres embryons).

Dès lors, chacune des masses cellulaires réordonne sa croissance et chez les ovins et chez les bovins des jumeaux identiques ont été produits de cette façon.

Il ne semble pas, à ce jour, que cette technique ait été utilisée chez l’homme mais certains prônent son application.
Leur but n’est pas une multiplication végétative, un clonage, mais un protocole de contrôle de la constitution des jumeaux. Le scénario est ainsi prévu : L’un des jumeaux est congelé en attendant d’être implanté plus tard. L’autre jumeau est mis en incubation pour quelque temps, afin que sa garniture chromosomique, la qualité de son développement, et les particularités de ses réactions biochimiques puissent être analysées. Si le jumeau ainsi sacrifié satisfait aux contrôles de normalité, le jumeau épargné sera implante lors d’un cycle ultérieur. En revanche, si le jumeau sacrifié est déclaré anormal, le jumeau en sommeil ne sera pas épargné plus longtemps. D’après ses promoteurs ce protocole devrait assurer la mise au monde d’enfants normaux, même par une mère ayant un risque génétique important. Un simple calcul (1) montre qu’un tel protocole n’a que quelques chances sur cent d’aboutir, entraînant l’élimination de 20 à 40 embryons pour une naissance !

Utérus à louer

L’embryon précoce, maintenu en état de vie suspendue par la réfrigération, peut être conservé jusqu’à ce qu’un cycle utérin favorable se présente. Il n’est pas nécessaire d’ailIeurs que l’utérus receveur soit celui de la femme qui a donné l’ovule. Deux enfants sont déjà nés, qui avaient été retirés de la trompe de leur mère biologique et replacés dans l’utérus d’une nourrice utérine.

De nombreuses variantes sont proposées.

Par exemple une veuve pourrait réveiller à titre posthume un enfant « endormi » qu’elle aurait conçu de feu son partenaire. On sait que récemment un tragique retournement s’est produit. Des parents ayant confié leurs embryons au froid ont trouvé la mort dans un accident d’avion ; laissant ainsi deux orphelins à venir.

Autre éventualité ; une femme dont les ovaires sont inactifs mais l’utérus en bon état, pourrait accueillir l’enfant d’un autre (les deux cas signalés ci-dessus sont de ce type).

Inversement une femme dont la santé ne pourrait supporter une grossesse ou dont l’utérus serait non fonctionnel, pourrait confier son enfant à une nourrice utérine. De même une carriériste pourrait éviter de cette façon les incommodités de la grossesse.

La gestation par procuration appelle de graves réserves. Cette pratique romprait le dernier lien assuré entre les générations. Jusqu’à ce jour, en dépit des hasards de la passion, une certitude persiste : l’enfant dont une femme accouche est le sien. En cas de prêt d’utérus, la nourrice utérine porterait neuf mois, puis mettrait au monde un enfant qui ne serait pas le sien.

Sans aucun doute cette technique est efficace chez les bovins. De petits embryons charolais, expédiés congelés en Amérique et implantés dans l’utérus de vaches américaines, deviennent d’excellentes charolaises, sans recevoir aucun caractère de leur incubatrice. Mais ce qui est assez bon pour des vaches et des veaux pourrait bien ne pas être acceptable pour les enfants et pour leurs mères.

L’embryon manipulé

La vitalité de l’embryon précoce lui permet de supporter bien des avatars.

On peut, par exemple (chez la souris pour l’instant) réunir des cellules provenant de deux embryons différents. Remiser dans une seule zone pellucide, les deux masses cellulaires coopèrent pour construire ensemble un animal composite, « une chimère ». Au mieux de notre connaissance on a pu mélanger ainsi deux lignées cellulaires et même trois, mais pas plus de trois.

Or, durant les premiers clivages de l’œuf féconde, on observe que la première division donne bien deux cellules, mais que la seconde division ne porte que sur l’une des cellules filles, d’où un stade transitoire mais très remarquable de trois cellules au tout début de leur existence. Il n’est pas exclu, bien que cette notion reste hypothétique, que ce stade ternaire ait quelque chose à faire avec le processus d’individuation.

Normalement la zone pellucide interdit ces mélanges. En un sens ce sac de plastique préserve notre vie privée précoce. Il semble tout à fait possible que dans les conditions normales « l’éclosion » de l’être humain hors de sa membrane pellucide ne survienne qu’au moment où son individualité biologique est si fortement établie que ces accidents chimériques ne soient plus à redouter.

Même si les possibilités de mélange se trouvent limitées aux tous premiers stades de la vie et à deux ou trois lignées cellulaires, certains se demandent s’il ne serait pas intéressant de mélanger un « embryon d’artiste » avec un « embryon athlétique » et un « scientifique » (à supposer que telles qualités soient définissables). Ne créerait-on pas ainsi une sorte de surhomme ? …… Et si la manipulation du DNA entre en scène, ne pourrait-on, par l’insertion de séquences spéciales, introduire dans l’embryon des dons exceptionnels conduisant à des individus supérieurs ?

De telles fictions ne sont pas du ressort de la connaissance scientifique ; ces contes pour grands enfants ne méritent guère une ample discussion : Pour concevoir des hommes plus sages que nous ne sommes, il nous faudrait être déjà plus sages que ces hommes là !

Une autre proposition consiste à utiliser des embryons comme matériel expérimental. Il se trouve en effet que, pour augmenter le rendement de l’intervention, les spécialistes stimulent l’ovaire de la donneuse avec diverses préparations hormonales. Ils obtiennent ainsi 4 à 7 ovules (ou même plus) lors d’un seul cycle ovarien. Si ces ovules sont tous fécondés in vitro, ils ne peuvent être tous implantés dans un seul utérus car les risques d’une grossesse quadruple ou sextuple sont extrêmement élevés. La plupart des spécialistes estiment qu’on ne doit pas réimplanter plus de trois embryons à la fois.

Les statistiques montrent que la probabilité d’une grossesse est approximativement de 20 % lorsqu’un seul embryon est implanté ; de 30 % si deux embryons sont utilisés et de 40 % si trois insérés ensemble dans le même utérus.

Certains spécialistes se refusent à fertiliser plus de trois ovules afin de les implanter tous. D’autres en fécondent plus de trois, et obtiennent ainsi des embryons « en surplus » qu’ils proposent d’utiliser comme matériel expérimental.

Ils pensent accroître par là nos connaissances sur l’embryologie. A ce sujet il est nécessaire de remarquer qu’aucun protocole, proposé à ce jour, ne permet d’affirmer que la même connaissance ne pourrait pas être obtenue en expérimentant sur un embryon de primate (chimpanzé par exemple).

Mais un argument économique, dont on fait rarement état est terriblement important ici. Un embryon de chimpanzé coûte fort cher alors que la vie humaine n’a pas de prix !

Une autre école tient que la mise en culture d’embryons permettrait de confectionner des « pièces détachées » qui serviraient plus tard à traiter des enfants ou des adultes. Tout particulièrement l’isolement de lignées souches, pour des greffes de moelle osseuse ou de tissus divers, est mis en avant. Bien que des greffes puissent être fort utiles (et soient déjà utilisées à partir de donneurs adultes, volontaires), leur prélèvement n’est possible que sur des fœtus déjà fort développés, c’est à dire ayant déjà plusieurs semaines de vie intra-utérine !

Un sexe de choix

Ainsi que Brungs l’a dit fort justement : avec la contraception toxique généralisée puis avec la fécondation extracorporelle nous sommes allés « from sex without babies, to babies without sex » mais le sexe de l’enfant conserve son intérêt.

Le choix du roi est : un garçon, puis une fille. De même le choix du bourgeois ou même de la féministe est : d’abord un garçon.

Si le choix était laissé libre, un formidable excès de mâles en résulterait !

Certes ce danger ne nous menace pas immédiatement car toutes les « méthodes » sont jusqu’ici inopérantes. Mais si une technique était trouvée, la société ne pourrait se désintéresser d’une telle catastrophe. Un peuple qui perd ses femmes ne peut se maintenir. Ce sont les mères qui retransmettent, d’abord, la civilisation.

Dès lors, pour ne pas interférer avec le libre choix, et pour ne favoriser personnes, les énormes ordinateurs de la démographie planifiée devraient comme l’a remarqué Jean de GROUCHY, utiliser de loin des calculs aboutissant à « l’optimisation du problème ».

L’algorithme se résume finalement d’une façon très simple : tirer à pile ou face……comme auparavant !

Tant il est vrai que si l’homme s’arroge un pouvoir qui dépasse sa sagesse, il lui faut inventer une règle qui limite ses imprudences.

Le meilleur des mondes et la tentation de Faust

Reste une dernière question ? Pourquoi la fécondation extracorporelle est-elle si fascinante ? Bien que le « meilleur des mondes » d’Aldous Huxley soit bien souvent cité, ce n’est probablement pas la production industrielle de jumeaux identiques spécialement programmés qui soit le point le plus important.

Aldous Huxley a vu plus profond.

Dans cette société purement technologique, totalement désacralisée, et libérée de tous les tabous, tous les gros mots et tous les actes obscènes étaient d’usage courant et même enseignés aux enfants. Pourtant les éditeurs furent obligés de réimprimer toute la littérature pour l’expurger d’une incongruité, qui ne pouvait être ni prononcée, ni même imprimée : ce mot remplacé dès lors par trois points de suspension était le mot « mère ».

Que la maternité devienne l’obscénité absolue, voilà la menace ; Aldous Huxley nous en avertit.

Mais il y a cent cinquante ans, un autre auteur, peut-être le plus puissant de poètes avait vu encore plus loin. Dans le premier Faust, Goethe conte l’abandon de la bien aimée, séduite et abandonnée avec son enfant qu’elle tue. La damnation du Docteur Faust est la tragédie de l’amour avorté.

Mais dans le second Faust, celui qu’on lit rarement, Goethe embrasse les temps à venir.

Après la mort de Marguerite, Faust, lié par son pacte, revient dans son vieux laboratoire avec son diabolique compagnon. Il voit le Docteur Vagner, son successeur, produisant un homuncule dans une fiole alchimique. La fiole tinte et vibre, la petite créature s’échappe et salue Méphisto en l’appelant son cousin ! L’homuncule flotte alors dans les airs autour du front de Faust qui guidé par l’étrange bébé imaginaire tente une impossible passion avec le fantôme d’Hélène de Troie.

A la fin de l’immense drame, la magie de Méphistophélès a fait surgir une société moderne exclusivement technique et rationalisée. Faust donne ses deux derniers ordres : que se taise cette petite cloche de la vieille chapelle, la seule qui sonne encore dans ce puissant empire et qu’on enlève cette cabane, où vivent encore Philémon et Baucis, pour faire place au majestueux canal par lequel afflue la richesse.

Quand Méphisto revient après avoir brûlé les vieux amoureux dans leur cabane, quand le silence s’appesantit, quand les derniers vestiges de l’amour humain et de l’amour divin sont à la fois détruits, alors, inexorable et mortel, le souci envahit le cœur du Docteur Faust.

Les grands auteurs ne font pas la science ; ils en pressentent les effets. Fabriquer artificiellement des hommes, les modeler à notre guise, n’est-ce pas la tentation de l’orgueil absolu. Pouvoir enfin proclamer que l’homme est fait à notre image et non à celle de DIEU.

Les discussions les plus adroites n’y pourront rien changer. Les Comités d’éthique éructeront solennellement leurs oracles contradictoires sans exorciser le souci : la technologie est cumulative, la sagesse ne l’est pas.

Pour guider les médecins, il ne reste que la morale. Elle est fort claire en vérité et se résume simplement dans l’argument qui juge tout « ce que vous avez fait aux plus petits d’entre les miens, c’est a moi que vous l’avez fait ».