Paru dans Nouvelle Revue Théologique n°2,
Jérôme Lejeune
février 1968
A la suite de l’article de M. R. LAVOCAT publié en juin 1967 dans la N.R.Th. nous avons reçu du Professeur J. LEJEUNE les pages que nous publions ci-après. Leur objet est strictement limité : elles contestent, au nom de la génétique, que le polygénisme soit scientifiquement établi. Ce n’est certes pas à la théologie qu’il revient de décider du degré de certitude qu’il faut reconnaître, du point de vue scientifique, au monogénisme ou au polygénisme. C’est la tâche des savants et il va de soi que ce n’est point dans la N.R.Th., que doivent se déployer leurs discussions techniques. Toutefois il nous a paru utile, à titre d’information et par souci d’objectivité, de porter à la connaissance de nos lecteurs les pages du Professeur LEJEUNE et de permettre à M. LAVOCAT d’exprimer son point de vue.
Le problème de l’origine de l’homme divise les paléontologistes depuis que Klaatsch en 1910 énonça la théorie polygénique, reprise par Rosa et Montandon dans les années 1920.
Sous les coups répétés des spécialistes tels que H. Vallois et Mlle H. Alimen, cette théorie fut abandonnée sous sa forme extrême (le polyphylétisme) et ses tenants se virent réduits à une position de repli, qui s’appellent toujours le polygénisme . En bref, cette théorie suppose l’existence d’un petit groupe en voie d’hominisation progressive, dans lequel l’accumulation de « petites mutations » amènerait certains individus au seuil de l’humain, tandis que d’autres resteraient encore au stade infra-humain. Progressivement, le type humain l’emporte et devient prépondérant.
Un récent article présente ce point de vue comme scientifiquement établi, et diverses considérations théologiques, qui découleraient de sa validité, sont envisagées.
Vu l’importance du problème, il nous paraît indispensable de savoir comment la génétique peut s’accommoder de l’une et de l’autre hypothèse : du polygénisme par transformation d’un groupe ou du monogénisme par l’apparition d’un couple.
La notion d’espèce
L’ensemble des hommes répond à la définition génétique d’espèce : tous les êtres humains ont un patrimoine héréditaire commun, qui les fait hommes et possèdent certaines particularités, les « petites mutations », qui les différencient les uns les autres selon la façon dont elles sont rassemblées dans chaque individu. Toutes les races humaines sont interfécondes et leurs hybrides le sont aussi.
Cette fraternité biologique des membres d’une même espèce est déterminée par l’identité de structure des chromosomes, petits filaments contenus dans le noyau des cellules et vecteurs de l’information génétique. Les 23 paires de notre patrimoine sont les mêmes chez tous, mis à part les cas pathologiques dont l’importance nous apparaîtra tout à l’heure.
La constitution des chromosomes d’une espèce définit cette dernière mieux que tout autre caractère taxonomique, puisque c’est elle qui lui impose ses limites.
D’une espèce à l’autre aucun échange de petites mutations n’est possible, même lorsque certains croisements sont féconds. Le mulet par exemple est parfaitement viable et même sur certains points, supérieur à ses géniteurs, l’âne et la jument ; mais il est stérile. Il ne peut donc transmettre à l’un des groupes parentaux certains caractères qu’il a reçu de l’autre.
On voit par cette observation familière, que deux espèces ne diffèrent pas seulement par de nombreuses petites mutations, mais qu’elles sont séparées par une barrière génétique.
Les chromosomes de l’âne ressemblent à ceux du cheval, mais de nombreuses différences permettent de les reconnaître aisément. On peut même dans les cellules du mulet ou du bardot identifier les chromosomes « âne » et les chromosomes « cheval » réunis chez l’hybride. La stérilité de ce dernier provient justement de ces différences entre les chromosomes ; ceux-ci ne peuvent s’apparier deux à deux pour fabriquer des cellules sexuelles équilibrées, contenant chacune exactement la moitié du patrimoine génétique de l’espèce.
La spéciation par petites mutations
La viabilité de l’hybride démontrant que l’accumulation de petites mutations ne suffit pas à séparer l’âne du cheval, la théorie polygénique d’un groupe d’ânes « en voie d’équinisation » ne pourrait se soutenir sans de nombreuses hypothèses accessoires.
On voit très clairement en effet que dans ce groupe « en voie d’équinisation » les petites mutations n’auraient pu conduire au cheval puisque les gènes d’un cheval imparfait se fussent dilués dans les chromosomes des ânes ou bien n’eussent pu s’implanter à partir d’un seul cheval, supposé réussi, en raison de l’impossibilité d’échanges génétiques entre les deux espèces.
D’où cette remarque décisive : si les petites mutations faisaient toute la différence, il n’y aurait que des « chevânes » et non des ânes et des chevaux.
Il est donc absolument nécessaire que la nature procède par bonds. Nous en observons d’ailleurs chaque jour en pathologie humaine, même si certains d’entre eux semblent des faux-pas.
Les anomalies chromosomiques
A la naissance, un enfant sur cent est porteur d’anomalie chromosomique. L’importance de ce chiffre, totalement insoupçonnée il y a quelques années, nous montre quel tribut chaque génération paye aux erreurs de la mécanique chromosomique, et nous révèle en même temps quelle « pression évolutive » est toujours en réserve dans une espèce.
Nous résumerons suffisamment un très grand nombre d’observations en disant que, lorsqu’un chromosome est en excès, le développement morphologique de l’enfant est infléchi dans un certain sens alors que, si ce même segment du patrimoine vient à manquer, le développement est infléchi dans le sens contraire . Pour un taxonomiste cela signifie que de très nombreux caractères de l’individu sont modifiés en bloc par un seul accident.
Ces excès ou ces défauts de chromosome sont en général très défavorables et ne peuvent guère s’implanter dans une espèce.
Rien n’empêche de penser cependant que certaines combinaisons nouvelles puissent être supérieures au modèle commun.
La spéciation par changements chromosomiques
Des échanges entre chromosomes, sans perte ou gain de matériel génétique, peuvent coexister dans une même population, bien que la fertilité des croisements entre porteurs et non-porteurs soit diminuée.
Il est tout a fait concevable que l’accumulation d’un certain nombre de ces remaniements, à l’intérieur d’une même lignée, finisse par isoler celle-ci du reste de l’espèce, chaque remaniement nouveau réduisant un peu plus la fertilité des croisements.
Il serait par contre hautement improbable que des remaniements fortuits fussent toujours équitables. Pertes ou gains se produisent fatalement et nous venons justement de voir que ces omissions ou ces répétitions de certaines parties du message héréditaire modifient les caractères taxonomiques beaucoup plus profondément que les petites mutations.
Pour qu’une nouvelle espèce émerge et se referme sur elle-même, il est donc nécessaire que la mise en commun des remaniements de structure et des effets de dosage génique surmonte les difficultés de reproduction qu’entraîne leur inévitable confrontation.
La complexité de ces interactions impose la plus grande prudence dans l’emploi des équations classiques de la génétique évolutive, car ces lois ne rendent compte que de la diversité des races à l’intérieur d’une même espèce.
Pourtant, il paraît raisonnable d’admettre que la probabilité d’homogénéisation reste liée au degré de consanguinité du groupe. Dans ces conditions les chances de réussites seraient d’autant plus grandes que le groupe serait plus restreint.
Il est alors tout naturel de rechercher si le cas limite, d’un groupe réduit à sa plus simple expression, fait partie de l’ensemble des solutions.
L’isolement spécifique à partir d’un couple
Pour donner une idée de cette possibilité, nous prendrons le remaniement le plus simple, bien connu dans notre espèce, la fusion de deux chromosomes en un seul.
Tout homme normal possède deux exemplaires de la paire 13. Si ces deux bâtonnets se soudent l’un à l’autre pour ne plus former qu’un seul élément, l’individu porteur de cette nouveauté n’aura que 45 chromosomes au lieu de 46 normalement. Il apparaîtra cependant comme entièrement normal puisqu’il possède bien l’information génétique complète, contenue dans ses deux chromosomes 13 soudés. Par contre lors de la fabrication des cellules reproductrices, ce chromosome unique 13-13 ne peut se désunir et, par conséquent, migre dans l’une des cellules sexuelles, l’autre ne recevant aucun chromosome 13.
Comme la fécondation par une cellule sexuelle normale apporte un exemplaire de chaque paire, les deux types d’enfants possibles ne sont pas viables.
- ou bien, la cellule primordiale porte un 13 normal et le 13-13 soit au total trois chromosomes 13, ce qui détermine une malformation incompatible avec la vie (trisomie 13) .
- ou bien la cellule primordiale ne contient qu’un seul chromosome 13, combinaison ne permettant pas le développement embryonnaire.
Ce type de remaniement ne peut donc s’établir à partir d’un seul porteur.
La situation est entièrement différente s’il existe un couple de sujets, de sexe différent évidemment, marqués de la même particularité.
Comme tous deux forment des cellules sexuelles porteuses du 13-13, ou sans 13 du tout, on peut admettre trois types d’enfants :
- ou bien deux cellules porteuses du 13-13 se rencontrent et il existe alors quatre chromosomes 13 au lieu de deux normalement.
Cette combinaison est encore plus défavorable que la trisomie 13. - ou bien deux cellules sans chromosomes 13 se rencontrent. Le produit, ne possédant aucun chromosome 13, ne peut pas se développer puisque un seul 13 est déjà insuffisant.
- ou bien une cellule porteuse du 13-13 rencontre une cellule sans chromosome13. Le produit est alors tout à fait normal et identique à ses parents.
A partir de ce couple une nouvelle espèce est isolée : les enfants sont identiques à leurs parents, ils sont féconds entre eux, mais ne peuvent échanger aucun gène avec la souche ancestrale dont ils viennent d’émerger.
Il suffit que cette fusion entre les chromosomes 13 s’accompagne d’un effet de dosage, c’est-à-dire qu’un segment soit en excès ou en défaut pour que les caractéristiques taxonomiques soient changés, et que la nouvelle espèce devienne reconnaissable aussi bien pour le généticien que pour le classificateur, pour l’éleveur que pour le morphologiste.
Apparition du couple originel
Pour que cette spéciation d’emblée reste plausible, il faut que l’apparition soudaine du couple mutant ne soit pas totalement improbable.
Le type d’accident primaire pris en exemple ici n’est pas absolument exceptionnel. Cependant, pour que deux sujets s’en trouvent simultanément porteurs, à la même génération et à proximité géographique raisonnable, la fréquence primitive devrait être réduite par de très nombreux facteurs et pourrait devenir infime.
Certains phénomènes biologiques, observés récemment, apportent un début de réponse à cette difficulté, par exemple, l’existence de couples de jumeaux identiques mais de sexe différent (monozygotisme hétérocaryote).
Le mécanisme en est le suivant :
Un œuf fécondé, mâle, se clive en deux embryons dont l’un se développe normalement en un individu de sexe masculin. L’autre, ayant perdu son chromosome Y lors de la séparation, prend un aspect féminin. L’individu qui en résulte est très exactement un fragment du mâle dont il est issu.
Ce type de gémellité extraordinaire est évidemment fort rare, mais on en connaît plusieurs exemples dans les quels l’un des sujets était infécond.
On ne peut estimer, même grossièrement, la probabilité d’apparition d’un tel couple entièrement réussi, mais les demi-échecs que nous observons laissent à penser qu’un tel phénomène n’est nullement impossible.
L’Hypothèse adamique
Les données de la cytogénétique humaine sont encore trop fragmentaires pour que le schéma présenté ci-dessus puisse être tenu pour un modèle achevé.
Ces quelques réflexions montrent cependant que l’hypothèse du couple originel a le très précieux avantage de pouvoir être décrite en termes d’évènements chromosomiques directement analysables.
Par ailleurs ce mécanisme de préservation des effets de dosage génétique ne requiert pas que chacune des étapes intermédiaires ait été favorable per se.
Enfin, il faut voir clairement que le polygénisme et monogénisme s’opposent sur un point d’importance.
Dans la théorie du groupe, les hommes seraient les descendants de primats inégaux que mutation et sélection eussent progressivement rendus similaires.
Dans l’hypothèse du couple unique, les hommes sont frères, d’abord et entièrement.
Comment pourrait-on négliger la seule évidence biologique qui nous soit donnée : la pleine fraternité des hommes ?
Jérôme LEJEUNE – Professeur de Génétique
Chaire de Génétique Fondamentale
15, rue de l’Ecole de Médecine Faculté de Médecine de l’Université de Paris – 75 – Paris VIè
Brèves remarques
Etant donné le caractère propre de la Nouvelle Revue Théologique, j’ai seulement fait allusion dans mon article de juin 1967 aux raisons que nous avons de considérer le polygénisme comme étant d’une certitude scientifique hautement fondée. La présentation détaillée de ces raisons avait été faite dans l’article : Polygénisme. Point de vue scientifique, que j’ai rédigé pour le Dictionnaire de la Bible. Supplément, t. VIII, Paris, Letouzey, 1967, col. 92-102, article qui n’est pas cité dans l’exposé ci-dessus.
Celui-ci est le reflet d’une position très personnelle de l’auteur. Je n’y trouve rien qui soit de nature à modifier le contenu et les conclusions de mes articles du Dictionnaire et de la N.R.Th.. Notons entre autres que, dans le texte qui nous est proposé, les données modernes relatives notamment à la génétique évolutive et à la spéciation sont présentées de façon insuffisante ou même très inexacte. La majeure partie des faits invoqués par l’auteur en faveur de sa thèse sont des faits pathologiques, tous plus ou moins destructeurs de l’équilibre délicat de l’être vivant ; et passer de la possibilité constatée de détruire à celle hypothétique de construire ma paraît être d’une logique extrêmement contestable. L’auteur lui-même est obligé de reconnaître que le processus de gémellité extraordinaire invoqué par lui aboutit en réalité à une impasse (stérilité de l’un des jumeaux). Quant à l’unité fraternelle du genre humain, elle n’est nullement diminuée ou mise en cause par le polygénisme, contrairement à ce qu’affirme l’auteur, en s’appuyant d’ailleurs sur une vue des rapports entre la population souche et la population humaine, qui n’est pas celle de la science moderne. (Le polygénisme n’a rien à voir avec les théories aberrantes de Klaatsch). L’inconsistance des arguments mis en avant pour défendre le monogénisme souligne en définitive l’irrecevabilité scientifique de celui-ci.
R. LAVOCAT – Docteur en Sciences Naturelles
Directeur du Laboratoire de Paléontologie des Vertébrés de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes
Institut de Paléontologie du Museum
8 rue Buffon – 75 – Paris Vè
1 Pour plus de détails, cfr J. Carles, Polygénisme ou monogénisme : le problème de l’unité de l’espèce humaine, dans Archives de Philos., 1948, p. 84-100.
2 R. LAVOCAT, Réflexions d’un paléontologiste sur l’état originel de l’humanité et le péché originel, dans la N.R.Th. 89 (1967) 582-600.
3 J. LEJEUNE, Types et contretypes, dans Journées parisiennes de Pédiatrie. Paris, Flammarion, 1966, pp. 73-83.
4 TURPIN et J. LEJEUNE, Les chromosomes humains. Paris, Gauthier-Villars, 1965.