Témoignages du Cardinal Fiorenzo Angelini

Pour l'anniversaire de la mort de Jérôme Lejeune, avril 2004

Jérôme Lejeune était un « chanteur de la vie ». Il a aimé, défendu la vie car il en avait compris à travers la science et avec son intelligence et son cœur la valeur morale et spirituelle. Sa candeur morale était une synthèse heureuse du cœur et de la raison. Pourquoi fut-il tant combattu ?
Lui surtout qui était un homme de paix, toujours serein, cordial et attentif. Faire connaître la personnalité du professeur Lejeune réponds je crois à un devoir et à une réparation. C’était un serviteur de la Vie.

Cardinal ANGELINI, Président émérite du Conseil pontifical pour la Santé – Rome – Italie

Pour le 10ème anniversaire de l'Académie pontificale pour la vie, février 2004

La figure morale et spirituelle du Pr. Jerôme Lejeune

« Consummatus in brevi, explevit tempora multa » Sap. 4, 13

Ce n’est pas la première fois que j’ai l’occasion de parler du très cher et inoubliable Prof. Jérôme Lejeune, que les circonstances de la vie, mais surtout la Providence, m’ont fait rencontrer et m’ont associé, dans le même engagement que nous partagions, lui sur le plan de la science, moi sur celui de la pastorale de la santé, pour la défense et la promotion de la vie.

Pour tracer, néanmoins, les lignes fondamentales de son profil moral et spirituel, il faut rappeler certains passages clés de sa carrière de chercheur, de scientifique, et surtout d’homme et de croyant. Je ne dirai que l’essentiel,
ce que je considère étroitement lié à sa figure morale et spirituelle.

En 1959, à l’âge de seulement 33 ans – en réalité la découverte remontait à deux ans auparavant – le Prof. Lejeune, alors que la génétique n’était pas encore une discipline individualisée dans la médecine, publie sa découverte qui, à partir de ce moment-là, sera connue sous le nom de trisomie 21. Immédiatement son nom
devient internationalement connu. En 1962 il est nommé expert en génétique humaine auprès de l’Organisation Mondiale de la Santé. Il est le premier et le seul scientifique français à recevoir, en 1963, des mains du Président des États Unis John Fitzgerald Kennedy, un prix prestigieux pour ses découvertes. En 1964, le Prof. Lejeune est nommé Directeur du Centre National de la recherche scientifique et, on crée, pour lui, la même année, à la Faculté de Médecine de l’Université de Paris, la première chaire de Génétique fondamentale, dont il
devient titulaire.

La tempête s’abat sur lui, lorsqu’en 1970, en France, la proposition de loi Peyret prévoit la suppression des enfants à naître qui auraient une embryopathie incurable. Lui, qui le premier, grâce au diagnostic prénatal, avait pu découvrir la trisomie 21 et ouvrir un horizon d’espoir pour ses malades, constate avec amertume que ce même diagnostic prénatal est utilisé pour supprimer la vie. Conscient qu’assumer une position claire et forte l’aurait privé du Prix Nobel pour la Médecine, dont on lui prévoyait facilement l’attribution, mais aussi du
soutien financier pour ses recherches, ne renonce pas à assumer une position qui lui gagne des accusations, des menaces mais aussi des humiliations amères. A Paris on peut lire: « Lejeune assassin, Il faut tuer Lejeune et ses petits monstres ». On comprend pourquoi sa fille Clara écrit: «Croyez-moi, cela nous a bien vite fait sortir de l’enfance. Ce sont des choses qui ne s’oublient pas. Et ce n’était pas que des mots. A chaque meeting il était agressé, souvent physiquement molesté». (1)

C’est à cette période que le Prof. Lejeune participe, à New York, à une conférence internationale sur le système sanitaire et sur la santé promue par l’ONU dans laquelle on traite le sujet de l’avortement avec les arguments
habituels : décès des femmes à cause des avortements clandestins, nécessité de supprimer les enfants à naître mal formés etc. Se rendant compte qu’il était le seul à se battre contre toute position niant la vie dès son début, il prend la parole pour dire : « Voilà une institution pour la santé qui se transforme en une institution de mort » (2). Le soir même – comme sa fille Clara nous le confie dans la très belle biographie sur son père – le Prof. Lejeune, en écrivant, comme d’habitude à sa femme, lui avoue: « cet après-midi, je me suis
joué le prix Nobel !» (3).

La position courageuse prise à partir de ce jour, par le Prof. Lejeune le rend particulièrement célèbre dans le monde catholique, même si tout le monde ne le comprend pas. Mais Rome en 1974, le nomme membre de l’Académie Pontificale des Sciences, un organisme dont les membres ne sont pas tous catholiques, mais aussi
savants, scientifiques appartenant à d’autres religions.

C’est pendant ces années-là que j’ai eu l’occasion de rencontrer le Prof. Lejeune et tout de suite j’ai été frappé par les qualités morales et spirituelles dont je vais vous parler. Je l’avais invité en 1984 à Rome, pour y tenir une conférence au sein du Cours annuel de Médecine et morale du Centre National des Recherches. Le Cours était consacré cette année au sujet de l’«Intelligence Humaine». Il y a développé le sujet suivant : «Les malades mentaux ». A la fin de sa leçon forte appréciée, il a voulu conclure son intervention par une de ses célèbres digressions. Il avait en effet le don de regarder les problèmes de science les plus grands et les plus complexes aussi, avec des yeux de poète. Il a dit: « Permettez-moi de vous montrer une reproduction de la Vierge à l’Enfant, œuvre de Giovanni Bellini, réalisée à l’âge de 82 ans. Les touches de l’artiste semblent hésitantes, comme troublées par l’âge et pourtant, ce tableau est le plus beau qui existe au monde. La médecine elle – même est avancée en âge, elle titube depuis bien longtemps, voulant en arriver au chef d’œuvre espéré : restituer à l’enfant atteint dans son intelligence cette étincelle merveilleuse qui est le sceau de l’esprit » (4).

Deux ans plus tard, en 1986, il collabore à la préparation du premier numéro de la revue Dolentium Hominum. Eglise et Santé dans le monde, avec un article intitulé Les médecins devant Jésus … (5). Dans cet article, rappelant l’épisode de la Visitation de Marie à sa cousine Elizabeth et du tressaillement de Jean dans le ventre de sa mère, il écrivait : « Au moment de la Visitation la forme de Jésus était donc incroyablement jeune,
quelques jours seulement peut-être…Et pourtant Jean, le petit prophète, son aîné de six mois, tressailli à son arrivée! Si les docteurs de nos jours réalisaient cet Évangile, ils comprendraient par le cœur que la science ne les
trompe pas quand elle les force, par la raison, à reconnaître que l’Être commence à la conception ». (6)

En 1991, j’étais avec lui à la présentation à Turin du livre, L’enceinte concentrationnaire, traduit à mon initiative. On y parle de l’épisode au cours duquel le Prof. Lejeune a joué un rôle essentiel, pendant le procès de Maryville dans le Tennessee, aux États Unis, pour défendre des embryons dit surnuméraires issus d’une fécondation in vitro. Il s’agissait du premier procès, en matière de bioéthique, de portée internationale. La mère voulait sauver les embryons, qu’elle s’obstinait à appeler « mes enfants », tandis que son mari voulait les supprimer. Le problème que le juge se posait était le suivant : « un embryon est-il un être humain ? ». Le témoin principal, cité par la mère, était le Prof. Lejeune. Il célébra son point de vue: « La mère les appelle ses enfants. Si la mère a dit cela, le procès est déjà jugé. La vraie mère est bien celle qui veut la vie de l’enfant. Salomon l’a jugé une fois pour toute ». (7).

Je dois dire, toutefois, que ce qui me frappait chez le Prof. Lejeune, c’était la force avec laquelle sa défense de la vie dès sa conception jusqu’à sa fin naturelle, se basait sur des arguments rationnels avant même sa foi de chrétien. Et ce n’est certainement pas par hasard, que justement en 1984, il a reçu en Italie le prix Feltrinelli de l’Accademia dei Lincei, dont il est devenu Membre correspondant.

Le 2 juin 1992 le Saint Père m’avait invité à déjeuner et, à cette occasion, m’a dit qu’elle était son intention de créer une institution engagée dans la défense et la promotion de la Vie, et qu’il aurait nommé Président le Prof. Lejeune. Il ajouta même être désolé de ne pas l’avoir nommé Président de l’Académie Pontificale des Sciences. J’ai proposé au Saint Père la création d’une Académie Pontificale comme l’Académie Pontificale pour les Sciences sociales. Il me chargea donc de préparer une ébauche de Charte, que je proposais au Card. Secrétaire d’Etat Angelo Sodano, le 1er décembre 1993. On doit au Prof. Lejeune l’idée et la rédaction de l’Attestation des Serviteurs de la Vie. En y souscrivant, les membres de l’Académie pour la Vie, choisis sans aucune discrimination religieuse ou nationale, s’engagent à agir en conformité avec le magistère de l’Église. La proposition de cette Promesse ou Attestation de service à la Vie, dans sa préparation, rencontra quelque perplexité à cause de sa grande rigueur. J’avais aussi contacté certains officiers de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi et le Card. John Joseph O’Connor, archevêque de New York, infatigable défenseur de la vie et fondateur de la Congrégation de Religieuses Pro life. En réalité, l’Attestation des Serviteurs de la Vie est en accord avec le sermon d’Hippocrate, mais surtout avec la doctrine du magistère de l’Église.

Voici le texte de l’Attestation :
« Devant Dieu et devant les hommes, nous, Serviteurs de la Vie, affirmons que chaque membre de l’espèce humaine est une personne. Le dévouement dû à chacun ne dépend ni de son âge ni de l’infirmité qui pourrait
le frapper. Dès sa conception jusqu’aux derniers instants de sa vie c’est le même être humain qui se développe et qui meurt.Les droits de la personne sont absolument inaliénables. L’œuf fécondé, l’embryon, le fœtus ne peuvent être ni donnés ni vendus. On ne peut pas leur nier le droit au développement progressif dans le ventre de leur propre mère. Personne ne peut le soumettre à une quelconque exploitation. Aucune autorité ne peut porter atteinte à sa vie, ni même celle du père ou de la mère. La manipulation et la dissection de l’embryon et du fœtus, l’avortement, l’euthanasie ne peuvent pas être les actes d’un Serviteur de la Vie. Nous affirmons aussi que les semences de la vie doivent être toujours protégées. Le génome humain dont chaque génération n’est que dépositaire ne peut faire l’objet de spéculations idéologiques et commerciales. La composition du génome humain est patrimoine de toute l’humanité et ne peut pourtant faire l’objet de brevet. Désireux de perpétuer la tradition d’Hippocrate et de conformer notre procédure à l’enseignement de l’Église Catholique, nous refusons toute détérioration délibérée du génome, toute exploitation de gamètes et toute altération provoquée
des fonctions reproductives. Le soulagement de la souffrance et la guérison de la maladie, la sauvegarde de
la santé et la correction des tares héréditaires sont le but de nos efforts, en sauvegardant le respect de la dignité et de la sacralité de la personne.

Le 11 février 1994 sortait le Motu proprio Vitae mysterium qui instituait l’Académie Pontificale pour la Vie, ayant «la tache spécifique d’étudier, informer et former sur les principaux problèmes de bio médecine et de droit, relatifs à la promotion et à la défense de la vie, surtout dans le rapport direct qu’ils ont avec la morale chrétienne et les directives du magistère de l’Église ».(8)

Le 25 février suivant j’écrivais au Cardinal Secrétaire d’État que le 1er mars, en occasion de la IIIe Assemblée plénière du Conseil Pontifical de la Pastorale pour les Opérateurs de la Santé, j’avais présenté, dans la salle de la Presse Vaticane, la nouvelle institution. Entre temps, il m’avait été donné, pour que je le lui adresse par courrier, le Billet de la nomination du Prof. Lejeune en tant que Président de la néo-Académie. J’ai considéré opportun de le lui apporter personnellement. Ainsi, le samedi 26 février, avec le Secrétaire du Dicastère de la Pastorale pour les Opérateurs de la Santé S. E. Mons. José L. Redrado O.H., je me suis rendu à Paris et j’ai donné au Prof. Lejeune, déjà gravement malade, le Billet de sa nomination comme Président de l’Académie. Il l’a reçu, très ému et reconnaissant. Le jour même, je suis rentré à Rome. Trente- trois jours après, le Prof. Lejeune mourait. En parlant de sa nomination, il avait dit : « Le Pape a fait un acte d’espérance en nommant un mourant. Je meurs en service commandé » (9)

Le lendemain de sa mort, survenue le jour de Pâques, le 3 avril 1994, le Saint Père Jean Paul II a envoyé au Card. Jean-Marie Lustiger, archevêque de Paris, un long message, (…)

Trois ans plus tard, le 22 août 1997, pendant les Journées Mondiales de la Jeunesse en France, le Saint Père voulut se rendre pour prier sur la tombe du Prof. Lejeune, qu’il appelait «Frère Jérôme». A la fin de sa prière, entouré par la famille du professeur et par certains de ces amis trisomiques auxquels le Prof. Lejeune avait consacré toute sa vie, le Pape dit: «Aujourd’hui j’ai réalisé un de mes souhaits» (11).

Dans un des Congrès Internationaux annuels promus par le Dicastère de la Pastorale pour les Opérateurs de la Santé, que je présidais, j’avais présenté aux nombreux participants, le Prof. Lejeune comme un « chantre de la vie ». Le Congrès avait pour thème: L’enfant est le futur de la société. C’était en novembre 1993 et le Prof. Lejeune était déjà au courant de la maladie qui l’aurait rapidement conduit à la mort. La leçon qu’il avait préparée pour l’occasion avait comme sujet : Les frontières de la génétique (12). Il termina son intervention par des mots qui, à plus de dix ans de distance, sonnent tels une prophétie. Il dit : « Il est temps que l’humanité se rappelle que la science est un arbre qui donne indifféremment de bons fruits et de mauvais fruits. Dans les années à venir, ce sera à nous de choisir si nous voulons de bons fruits, grâce à la chirurgie et les nouveaux médicaments. Ou si, au contraire, nous laissons croire à cette génération que l’homme est maître de la vie. Face à la puissance qui devient la nôtre et grandit chaque jour, puisque la technologie est cumulative, mais non pas notre sagesse, nous sommes obligés, nous, les hommes de science, d’affirmer que ce n’est pas à la science de dicter la morale
; elle en est même totalement incapable. Mais la morale peut empêcher la science de conduire les hommes vers la catastrophe. On accueille alors en soi cette terrible révélation, que le Seigneur lui-même nous a transmise- ce décret incompréhensible et qui pourtant saute aux yeux, cette décision de ce Dieu qui a fait le ciel et la terre et a caché toutes les choses aux savants, mais les a révélées aux plus petits. »

Je trouve dans la définition « chantre de la vie » la représentation la plus exhaustive et la plus complète du Prof. Lejeune, en ce sens qu’il étudia, il aima et il défendit courageusement la vie ; car de la vie, il avait compris, à travers la raison, la science et le cœur éclairés par la foi, la très haute valeur morale et spirituelle.

En dessinant son profil le 26 novembre 1994 à l’Académie Pontificale pour la Vie, j’en ai reconnu les caractéristiques : dans la simplicité de l’esprit, dans la candeur morale, dans l’humilité intellectuelle, dans l’émerveillement du savant et du chercheur, et pour finir, dans l’enthousiasme qu’il mettait dans son travail. Mais alors pourquoi a-t-il été tellement combattu et pourquoi même, dans les milieux catholiques, a-t-il été souvent incompris et même entravé ? Bien que très ferme dans la défense de ses positions, le Prof. Lejeune était un homme de paix, toujours serein et cordial, calme et très attentif aux raisonnements de ceux qui le contredisaient. Pourquoi alors tant d’hostilité contre lui, et par la suite, l’amère conjuration du silence des milieux
médico-scientifiques ?

Qu’il me soit permis de lever un moment le voile de l’amitié très étroite qui me liait au Prof. Lejeune et à sa famille. Je le fais seulement pour confirmer l’objectivité de cette amère considération. Quand elle fut informée de l’invitation qui m’avait été adressée pour tracer aujourd’hui l’éloge de son mari, Madame Birthe Lejeune m’a écrit: «C’est avec un grand plaisir que j’ai appris que Vous alliez faire l’éloge de Jérôme à l’Académie. C’est juste, car sans votre aide et votre précieuse amitié, il n’aurait jamais rayonné, comme il l’a fait, dans le monde. Souvenez-vous qu’avant de vous connaître, il était interdit partout, chez les médecins catholiques et même dans l’épiscopat français. Par votre diplomatique intervention, Vous avez réussi à lui ouvrir les portes» (6 juin 2003).

Mais revenons au profil moral et spirituel du Prof. Lejeune. Dès que je le connus de près, il mûrit en moi la conviction que le Prof. Lejeune, en plus d’être un grand homme de science, un grand chercheur mais aussi
un médecin exemplaire, était un homme de Dieu, je dirais un saint. La vérité est que la sainteté, surtout chez ceux qui la vivent de l’intérieur, d’une profession hautement prenante, fait peur. Pour un chercheur, pour un
scientifique engagé dans la médecine, pour qui, par définition, c’est la science qui est au service de l’homme, informer entièrement, quotidiennement, minute par minute, avec une cohérence rigoureuse, cette profession, de la morale naturelle et chrétienne – c’est-à-dire la raison éclairée par la foi -, demande de l’héroïsme. Un héroïsme qui fut d’autant plus édifiant chez le Prof. Lejeune, que l’on considère qu’il était accompagné de simplicité, d’émerveillement, de la joie de servir la vie avec un complet dévouement et de façon totalement
désintéressée, et en même temps, d’une vie familiale exemplaire, rythmée par la prière quotidienne.

En raison de sa défense de la vie dès la conception, pour sa négation péremptoire de l’existence du pré-embryon, Lejeune fut totalement incompris ; il se trouva totalement isolé et accusé d’intégrisme et de vouloir imposer la morale catholique etc… En réalité, sa certitude sur la sacralité et l’intangibilité de la vie, dès son commencement, avait surtout des racines scientifiques. Paradoxalement – comme on peut le lire dans une de ses biographies- il parvint à dire que « si l’Église lui avait demandé de considérer que l’avortement n’était plus la suppression d’un être humain, le scientifique qu’il était n’aurait plus été catholique. On ne peut donc pas dire que c’est sa foi qui l’envoyait en croisade. C’est même l’inverse. L’étudiant en médecine le plus matérialiste, se plaisait-il à répéter, est obligé à reconnaître que l’être humain commence à la conception, sinon il est collé ! On ne défend pas quelqu’un contre un malheur en commettant un crime. Or, tuer un enfant c’est simplement un
homicide. Nous le savons tous: pas un biologiste, pas un légiste ne peut dire le contraire. On ne soulage pas la peine d’un être humain un tuant un autre être humain. Quand la médecine perd cela, il n’y a plus de médecine… Il n’y a pas ici de concession possible. « Tu ne tueras pas » se traduit pour nous par cette formule: « Tu ne nuiras pas – Primum non nocere ». Est-il plus grande nuisance pour le malade que de le supprimer? Si l’on insiste tellement sur le serment d’Hippocrate, c’est pour que le malade sache que le médecin ne fera rien pour
lui nuire. Autrement, comment voulez-vous que le patient fasse confiance à un médecin ?» (13) Ni moins courageux ni moins péremptoire ne fut le Prof. Lejeune contre l’introduction de l’euthanasie, qu’il arriva à définir, dans la dernière des contributions à la revue Dolentium hominum. Église et santé dans le monde – en
jouant sur la phonétique du mot (14)-, «eutanazi» (15) En parlant de la médecine appliquée à ceux qui ont moins de chance dès leur naissance – ceux qu’il appelait « les déshérités »- il dit un jour : « Si parfois la nature condamne, le rôle de la médecine n’est pas celui d’exécuter la sentence, mais toujours celui de chercher une commutation de la peine» (16). Sa fille Clara, par quelques traits, décrit le terrain sur lequel son père cultivait ses extraordinaires qualités morales et spirituelles. Elle raconte qu’ « il avait ce que autrefois on appelait la culture de l’honnête homme. Il savait lire le grec et le latin, connaissait tous les classiques, appréciait la culture et la musique, se nourrissait de philosophie et de théologie…, mais il ne considérait pas le savoir comme un attribut du pouvoir, mais comme quelque chose à communiquer » (11).

Il ne chercha jamais à s’enrichir. Avoir perdu l’opportunité d’obtenir le prix Nobel ne le troubla pas. Sa fille raconte qu’un jour, invitée avec son mari dans la villa d’un grand professeur de médecine qui, grâce à sa notoriété, avait accumulé une considérable fortune, lui dit: « J’ai beaucoup d’estime pour votre père, mais la différence entre lui et moi c’est que moi, je vais à l’hôpital en Ferrari, tandis que lui y va en vélo! » Il vivait, en effet, dignement, mais très sobrement, presque pauvrement.

Je crois que la grandeur de sa figure morale réside dans le fait que le Prof. Lejeune, non seulement croyait en la vie, l’aimait, la défendait et la soutenait, mais il réussissait à la faire aimer même par ceux qui étaient nés « déshérités ». Cette capacité de transmettre l’amour pour la vie lui venait de sa profonde et intense spiritualité chrétienne. Avec un heureux aphorisme, sa fille Clara parle de son père comme d’« un homme hors du commun qui, par conviction, a choisi un destin perdu d’avance; un pessimiste dont le réalisme était animé d’une formidable espérance ». (18)

Le Prof. Lejeune était un catholique pratiquant sans ostentation. Tous les jours, après dîner, il rassemblait la famille pour la prière du soir : un Notre Père, un Je vous salue Marie, une courte prière pour les parents décédés et pour terminer, l’invocation: « Seigneur, guéri nos malades ». Le dimanche avec la famille, il participait à la Messe et il chantait dans la chorale de la paroisse. Ce comportement, considéré par ses enfants « une leçon de catéchisme au quotidien bien plus fort que tous les mots et tous les enseignements » (19) dessine un profil spirituel qui, chez le Prof. Lejeune, ne se superposait pas, mais s’associait à son infatigable effort quotidien de médecin et de chercheur.

Mgr. Guérin, dans l’homélie prononcée lors des obsèques à Notre-Dame, en s’adressant à la famille, dit: «Vous avez dû connaître bien des fois des jardins d’oliviers où la joie de sauver s’entremêle au lourd tribut qu’il faut payer pour faire passer un peu de joie, un peu d’espoir, un peu de vérité, un peu d’amour » (20).
Dans le message spécial, dont je vous ai parlé, que le Pape a prononcé à l’occasion de la mort du Prof. Lejeune, il parla du « charisme particulier du défunt », en précisant: « On doit parler ici d’un charisme parce que le Prof.
Lejeune a toujours su faire usage de sa profonde connaissance de la vie et de ses secrets pour le vrai bien de l’homme et de l’humanité et seulement pour cela» (21) Et qu’il possédait ce charisme le Prof. Lejeune le prouva de façon exemplaire avec la force, la sérénité, l’esprit chrétien avec lesquels il a vécu sa longue et douloureuse maladie, en acceptant le rappel de Dieu, avec la conscience d’avoir donné aux « déshérités de la terre », les enfants souffrant de trisomie 21, non pas une partie de sa vie, mais « toute sa vie » (22) . Sa dernière recommandation fut pour eux. Cette recommandation a été « recueillie », avec l’Association des Amis du Prof. Lejeune, puis la création d’une Fondation qui porte son nom. En le rappelant en avril 1994 sur l’Osservatore Romano, je choisis le titre Une vie pour la vie. Dans cette très haute mission réside aussi son message.

Dans le souvenir que j’évoquais du Prof. Lejeune à l’Académie pour la Vie quelques mois après sa mort, je souhaitais qu’un jour l’Église le propose à l’admiration et à l’imitation de tout le peuple de Dieu. J’estime que l’Académie Pontificale pour la Vie, en soutenant cette Cause, rendrait un service à la vérité et à l’évangélisation, tout en contribuant concrètement à la promotion de son prestige.

Chez le Prof. Lejeune – premier président de l’Académie pour la Vie- se confirment les vertus très hautes : de la foi de laquelle il a puisé le courage de son héroïque défense de la vie, même au prix de sacrifices extraordinaires ; de l’espoir, car c’est à elle qu’il confia la recherche infatigable de conquêtes ultérieures au service de la Vie ; de la charité, qu’il exalta, avec son dévouement plein et joyeux au soin des malades les plus faibles et sans défense. Ces vertus furent vécues dans l’amour pour sa famille, bâtie et vécue comme une véritable « église domestique », et avec le soutien à la communauté scientifique à laquelle il donna beaucoup, sans rien demander en retour. L’engagement, surtout de l’Académie pour la Vie, de faire connaître la figure du Prof. Lejeune répond, je crois, à un devoir qui est aussi une réparation. Son infatigable bataille pour la vie est la raison pour laquelle sa figure, pour des raisons même trop connues, est inconnu du grand public, gardée dans l’ignorance de ses grandes découvertes sur les premiers instants de la vie de l’être humain, sur l’origine de l’homme et sur l’histoire des espèces, découvertes qui font de lui le père de la génétique moderne. Sa figure de chercheur et de scientifique
se fond avec sa figure de laïc chrétien exemplaire.

Avec Nicolo’ Stensen, Riccardo Pampuri, Giuseppe Moscati, Jérôme Lejeune est un exemple très haut et nouveau – spécialement pour ceux qui ont choisi comme vocation la « mission de servir la Vie » – d’esprit chrétien intégral, d’homme de science et de prière, de dépassement de tout «formalisme» dans la vie académique et dans la vie sociale, d’exceptionnel esprit de sacrifice et de désintéressement cohérent.

Je souhaite que la célébration de ce Xe anniversaire mette à son actif l’engagement de l’Académie Pontificale pour la Vie afin de mener une réflexion renouvelée sur les origines de cette institution qui a pour premier président, le Prof. Lejeune, une des plus éminentes figures de scientifique et de fidèle «fils de l’Église » dans la célébration, dans la promotion et dans la défense de la Vie. 

Cardinal Fiorenzo Angelini

Notes
(1) CLARA LEJEUNE, La vie est un bonheur. Jérôme Lejeune, mon père. Criterion,
Paris 19997, p. 66-67.
(2) L’expression fût particulièrement caustique à cause du jeu de mots en
anglais (Health=Santé’et Death=Mort). Ibidem, p. 58
(3) Ibidem, p. 58
(4) AA. VV. La mente umana. Corso di Medicina e morale a cura di F. ANGELINI,
XVI, Roma,Orizzonte Medico 1984, p.181-182.
(5) 1 (1986), n.1, p. Il. (6) Ibidem p. 12
(7) JEAN-MARIE LE MENE’, Le Prof. Lejeune fondateur de la génétique
moderne. MarnE, Paris 1997, p. 140-141.
(8) Lettre apostolique Motu proprio Vitae Mysterium, n.4
(9) CLARA LEJEUNE, La vie est un bonheur… o.c., p. 134
(10) JEAN-MARIE LE MENE’,Le Prof.Lejeune…, o.c., p. 156-157
(11) Ibidem, p. 159-160
(12) Cft Dolentium hominum. Chiesa e salute nel monda. 9 (1994), n.!, p. 46-47
(13) JEAN-MARIE LE MENE’, O.c., p. 40, 43 et 44
(14) Cft Les frontières de la génétique, in Dolentium hominum. Église et santé
dans le monde. 1 (1992), n. 20, p.32.
(15) Ibidem, p. 41
(16) Ibidem, p. 15
(17) CLARA LEJEUNE o.c., p. 33-34.
(18) Ibidem, p. 41
(19) Ibidem, p. 138-139
(20) Ibidem, p. 139
(21) JEAN-MARIE LEMENE’, O.c., p. 156
(22) «Je lui demande -écrit sa fille en parlant de l’imminence de la fin de son
père- s’il veut léguer quelque chose à ses petits malades, il me répond: -Non,
ce n’est pas par paresse, mais vois-tu je ne possède pas grand chose. Et puis,
je leur ai donné toute ma vie et ma vie, c’est tout ce que j’avais ». 0c, p.
153.