Homélie de Mgr Barbarin

Homélie prononcée par le Cardinal Barbarin
Le 1er avril 2004 à Notre Dame de Paris

Messe 10e anniversaire en mémoire de Jérôme Lejeune

Frères et Soeurs, à quelques jours de la Passion, l’Eglise nous invite à regarder Jésus dans sa gloire, une gloire mêlée de ténèbres à nos yeux puisqu’Il va vers les jours des suprêmes affronts, de la plus grande injustice, une gloire qui ne vient pas de Lui même, une gloire qu’Il reçoit de Son Père « c’est Mon Père qui Me glorifie ». Ainsi en est-il de tous visages humains, la beauté d’un visage humain, c’est celle que Dieu peu à peu révèle sur ses traits, révèle dans ses actions, révèle dans les services qu’il a rendu à l’humanité et c’est pour cela que nous rendons grâce ce soir réunis par la mémoire du Professeur Lejeune à l’occasion du 10ème  anniversaire de sa naissance, nouvelle naissance. Nous sommes donc, dans l’Évangile, dans des chapitres austères, des chapitres de controverse où l’Eglise nous demande de regarder ces oppositions fortes qui existent entre Jésus et ceux qui l’entourent et en même temps nous Le présente dans l’immense panorama de cette Alliance décrite dans la première lecture, une Alliance de génération en génération, une Alliance perpétuelle. Une existence humaine, l’existence d’un petit homme dans l’histoire de cette terre, s’inscrit dans la grande aventure de cette Alliance de Dieu avec les hommes, de Dieu dans la famille de l’humanité ou de Dieu avec Son Épouse.

Dans ces chapitres de controverse, où ceux qui sont auprès de Jésus ne comprennent pas ce qu’Il dit, sentent monter en eux une jalousie féroce contre Lui, qui aura les conséquences que nous savons, le Seigneur reste Lui même dans Sa force, Sa clarté, Sa douceur et en cadrant ce récit du chapitre 8 de l’Évangile de Saint Jean dans lequel nous sommes depuis quelques jours, nous voyons affirmer par deux fois de la bouche même de Jésus cette grande affirmation : « Je suis la Lumière du Monde ». Ils voient en Lui beaucoup de phrases sujettes à caution, ils n’aiment pas Son message et portant Lui paisiblement, fortement, avec assurance, Il dit et Il répète « Je suis la Lumière du Monde ». À quelques jours de Sa Passion, un peu plus loin dans l’Évangile, quand tout le monde tremblera parce que les menaces sont de plus en plus fortes, Il affirmera toujours avec cette même assurance « Je suis la Résurrection et la Vie » et à cause même de cette action qu’Il accomplit en faveur de Lazare, alors Ses amis décrèteront Sa mort.

Dans un monde désorienté, qui ne sait plus trop où il va, Il affirme simplement, il y a deux mille ans comme aujourd’hui « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie », dans un monde qui ne sait pas trop ce dont il a faim, qui peut-être confusément sans le savoir inconsciemment a faim d’un Pain qu’il ne connaît pas, dans un monde qui cherche des nourritures qui sont en fait des ersatz de nourriture et qui ne feront que dégrader une vie humaine plutôt que de la fortifier, Il dit « Je suis le Bon Pain, le Pain Vivant descendu du Ciel », et nous-même, quand Il est refusé, nous savons, nous avons cette espérance profonde dans notre coeur que cette Vérité touche, que cette Lumière illumine, que ce Chemin sera un bon chemin pour celui qui voudra l’entreprendre, que la Résurrection et la Vie sont la grande espérance de tous et que tous les Hommes ont faim de ce Pain, même quand ils semblent le rejeter. Le monde a faim du Pain de l’Eucharistie, il est en quête d’une vraie nourriture et ainsi nous arrivons à l’Évangile même d’aujourd’hui, qui est un peu comme un sommet dans cette litanie des « Je suis » que j’évoquais et là, il n’a même pas d’attribut le verbe : « Avant qu’Abraham fut, Je suis ». Il a dit ce qu’Il était, Il nous a donné quelques mots, que J’évoquai à l’instant dans différents moments de cet Évangile de Saint Jean, et qui s’applique merveilleusement à nos contemporains, vous le savez. Mais là Il dit tout, quand justement derrière le verbe être Il n’ajoute rien : « Avant qu’Abraham fut, Je suis » et c’est au fond toute notre foi qui est dite, qui est décrite, qui est suggérée dans cette phrase de Jésus et qui nous rappelle le moment où Moïse s’approchait du buisson qui brûlait sans se consumer et où Dieu se révèle a lui avec des mots proches, analogues : « Je suis Celui qui suis » et c’est pourquoi nous voyons dans le visage de Jésus : Dieu venu chez nous, Sa Présence, Son Amour vivant dans notre chair, sur notre terre, au milieu de nous, vivant la Route des Hommes dans ce qui est parfois une déroute de nos vies ou de nos sociétés et la foi des chrétiens, elle dit cela simplement : je ne suis pas capable de sauver le monde, parfois pas capable de trouver le bon chemin mais je sais où est mon Rocher, où est ma Force. Le Christ est notre Rocher, notre Force, notre Sauveur, il est venu chez nous et ainsi donc, Il sera pour nous toujours présent. Devant toute détresse, Il sera là ; devant toutes contradictions, Il saura faire face ; dans toutes situations, même devant la plus violente, Il saura porter un regard de paix. Aimer celui qui lui veut du mal, rendre la miséricorde à la misère des Hommes, nous dire que Son Amour est victorieux, que Son Amour est invincible, que Son Amour ira jusqu’au bout, jusqu’à l’extrême, Il en a donné l’exemple.

Ce sont les jours de la Passion, dont nous sommes maintenant tout proche, et l’assurance de Sa Victoire sera manifestée quand Il jaillira vivant, de nouveau ressuscité des mains de Dieu, des mains de Son Père. Ainsi le Chemin du disciple est tracé, le Chemin du disciple, c’est d’essayer de se glisser tout près de son Maître, de demeurer à coté de ce Rocher qui sera sa Force, son Rempart, sa Puissance de tenir debout, même quand par lui-même il tomberai, dans le Christ, il trouvera la Force de rester debout, d’apporter un peu de lumière, de trouver au fond de soi un peu de lumière quand il y a le chaos, les ténèbres, les doutes, les difficultés. Croire à cette vérité qui se manifeste, se révèle, se donne et dont nous devons être les témoins avec nos pauvres mots humains qui sont toujours déficients, et qui depuis 20 siècles, ont transmit fidèlement l’Évangile du Christ et ont touché et convertit les coeurs, et ça continuera encore.

Quand je contemplais ces jours-ci, pour me préparer comme vous à cette messe, la vie du Professeur Lejeune, j’aimais bien le voir dans cette situation, comme un petit Tom Pouce à coté du Vivant, à coté du Fils Unique, à coté de notre Rocher, à coté du Christ. Il a toujours su tenir sa place au bon moment, sachant qu’il s’inscrivait dans une histoire qui le dépassait. Peut-être dans ce que j’ai lu à son sujet ou que je l’ai entendu dire, c’est le témoignage au procès de Maryville dans le Tennessee au États-Unis qui m’a touché et a touché beaucoup de monde, je le sais. Il donne simplement par son témoignage, par la clarté de son propos jaillit de ses connaissances scientifiques, il donne à réfléchir un juge, un humble juge qui a un cœur et une intelligence droits, qui écoute ce qu’on lui dit et qui rend la justice comme il pense devoir le faire, pour le bien des Hommes et selon la Loi. Cet homme, commente le Professeur Lejeune, ce juge a jugé comme avait jugé Salomon, celui auquel on doit confier les enfants c’est celui qui se propose de donner la vie aux enfants. C’est pour moi une grande joie de penser que cette messe a lieu à la fin du chemin d’un carême, le carême 2004 auquel le Saint-Père a voulu donner cette phrase comme maxime, comme méditation intérieure pour nous, phrase de Jésus dans l’Évangile : « Celui qui accueille un de ces enfants ( … ) »,qui porte la lumière auprès de l’Évangile, un de ces enfants, qui sont toute la vie du Professeur Lejeune et qui sont aussi notre joie ce soir dans cette cathédrale « Celui qui accueille un de ces enfants, c’est Moi qu’il accueille ». Jérôme Lejeune a voulu comme chacun d’entre nous, je l’espère, servir, donner sa vie aux endroits où il fallait la donner : dans son travail, dans une famille, dans une profession, dans le service des autres, donner sa vie. Puis au fur et à mesure que son autorité grandissait, à cause de ses découvertes, à cause de sa haute qualité scientifique, sa force, son autorité, sa voix, à ceux que peut-être on voulait laisser de coté, ceux dont peut-être même on voulait d’une certaine manière se débarrasser, parce que peut-être ils étaient considéré comme gênant ou gêneur, alors il a voulu les défendre, les défendre jusqu’au bout « Jamais je ne me tairais pour la cause d’Israël » disait le prophète. Et lui, jamais il n’aurait voulu se taire pour les défendre, il aurait toujours voulu faire davantage. C’est cette question qui reste dans son cœur quand il voit que l’heure du départ approche : « Je devais trouver, je devais chercher encore, je devais trouver pour eux et je n’y arriverai pas » ou c’est l’interrogation un peu angoissé de l’enfant trisomique qui a compris que quand le Professeur Lejeune partait, un grand défenseur quittait la scène de la vie sociale et politique : « Alors qui est ce qui va nous défendre maintenant ? ».

Juste l’année qui a suivi son départ, Monseigneur Chauvet l’évoquait dans son mot d’introduction, le Saint-Père a publié l’encyclique Evangelium Vitae, le titre de cette encyclique, comme on voit apparaître dans l’Évangile l’expression « Évangile de Jésus-Christ » puis dans les Actes des Apôtres « l’Évangile de la Grâce », puis dans l’Epître aux Corinthiens « I’Évangile de la Gloire », au fil des siècles, on a voulu comme récapituler tout le message de Dieu aux Hommes à travers une formule et elle sont nombreuses maintenant, vous savez toutes celle qu’a utilisées le Saint-Père : « l’Évangile de la famille », « l’Évangile de la Vie ». Il y a dans la vie, dans la vie telle qu’elle est, un Évangile, une Espérance, une Bonne Nouvelle, une Joie qui frappe à ta porte, qui vient te réveiller, qui va t’apporter beaucoup : non pas la vie telle que tu l’a imaginée, réussie, performante, parfaite, mais la vie telle qu’on te la donne, la vie qui te bouleverse, la vie qui te change, la vie qui te déroute, la vie qui t’accable même parfois et qui en te transformant te montre des chemins d’amour que tu ne connaissais pas et même après l’épreuve, quand tu l’as vécue humblement dans l’amour, parfois d’ailleurs dans les ténèbres, tu sauras dire merci et reconnaître que c’était une Bonne Nouvelle, que c’était une merveille et que nous avons toujours infiniment à apprendre et beaucoup plus à apprendre qu’à produire ou à réussir. Il a beaucoup fait et comme les Grands, il a l’impression d’avoir peu fait, d’avoir trop peu fait. Il aurait eu envie de faire bien davantage, et si cet élan de l’Homme et de l’apôtre, du disciple toujours tendu vers l’avant, toujours désireux d’en faire encore plus, car il y a tant de services à rendre, il y a encore tant d’hommes à aimer, il manque encore tant d’amour dans ce monde. Il ne le fait voir, ne lui fait regarder que ce qu’il aurait pu faire encore. Servir, servir c’est notre vocation, servir c’est la vocation des disciples du Christ parce que toute l’Ecriture, depuis le premier testament jusqu’à l’Évangile nous montre le Christ comme le Serviteur (avec un s majuscule) et celui qui a reçu cette grâce d’être fait compagnon du Christ, d’être greffé sur le Christ par son Baptême, comprend qu’il doit servir, mais y arriverons-nous ? Quelles sont-elles ces conditions du service ? Serons-nous fidèle ?

Aurons-nous un cœur assez humble pour continuer de servir quand se seront accumulés les difficultés, les obstacles, les contradictions, les échecs ? Est-ce que notre cœur ne sera pas abîmé ou blessé ou parfois désabusé ? On a déjà tout essayé. « Le serviteur, dit le Professeur Lejeune, doit d’abord s’armer de patience, le chercheur doit être patient », « le médecin qui désespère, écrit-il, il ne trouvera jamais rien, il faut aussi en plus de la patience il faut beaucoup de courage », du courage il en a eu, le courage d’être fidèle quoi qu’il arrive, de ne jamais se coucher, de ne jamais se vautrer, de ne jamais se laisser aller à l’air ambiant ou à la dernière idée qui passe, le courage d’être fidèle à une parole qui a été reçue, qui est un message de vérité, qui nous dépasse, mais qui passera par nous parce que nous en sommes les serviteurs, parce que nous sommes la Présence de Christ, le corps du Christ aujourd’hui dans ce monde, ses témoins. Un courage qui devra permettre de s’opposer, un courage qui aura, vous le savez, des conséquences sociales, des conséquences politiques. Je voulais vous lire un message du Saint-Père, prononcé il y a un mois à peine, à propos justement des conséquences sociales et politiques, y compris dans les votes et chez les législateurs de notre foi chrétienne et le Saint-Père, à la fin du mois de février disait : « il me semble opportun de rappeler que le législateur, le législateur catholique en particulier, ne peut contribuer à formuler ou à prouver des lois qui serait contraires aux normes premières et essentielles de la vie morale ». Chacun à sa place dans sa vie de famille, dans son travail de chercheur, dans sa mission sociale ou politique, doit être fidèle à cette responsabilité qui lui est confié par sa vocation, par sa place dans la société. Peut-être ce courage aussi nous amène à subir parfois la contradiction, quelques avanies, l’opprobre même de savoir jamais ne se décourager et avoir aussi la force intérieure pour ne jamais riposter et ne jamais souhaiter le mal à celui qui nous en veut, mais au contraire prier comme nous le demande explicitement le Seigneur, prier pour celui qui nous maudit, prier pour celui qui nous veut du mal, car l’Amour toujours sera victorieux. Mais en fait, les qualités du serviteur ne sont pas d’abord des qualités actives, je pense qu’au fond, ce sont des qualités passives. Un vrai serviteur, ce n’est pas seulement celui qui fait et qui réussit, celui qui entreprend, celui qui est fidèle et courageux, comme l’a été le Professeur Lejeune, c’est aussi un aspect mystérieux que peut-être ses proches connaissent et qui n’apparaît pas dans son action publique. Un vrai serviteur, c’est quelqu’un qui se laisse faire, un vrai serviteur, c’est quelqu’un qui se laisse conduire, un vrai serviteur, c’est celui qui laisse l’Esprit Saint, énergie de Dieu, travail intérieur et mystérieux de Dieu au fond de notre être, qui laisse l’Esprit Saint agir. Vous vous souvenez de cette superbe parole de Jésus dans Son discours d’adieu : « l’Esprit Saint vous conduira vers la Vérité toute entière ». Je sais que je suis bien incapable d’y parvenir, de La percevoir, de La comprendre et donc je dois me laisser faire par Lui et instruire par Ce Maître intérieur, pour qu’il me conduise vers la Vérité toute entière, alors arrivera la cadeau suprême : « La Vérité vous rendra libre ». Pourquoi j’aime ce verset parce qu’il est justement là dans l’Évangile qui a été lu aujourd’hui, parce qu’il est là dans ce chapitre 8 de l’Évangile de Saint Jean, parce qu’il est la phrase forte qui commande l’attitude intérieure de Jésus dans ces moments de heurts, dans ces moments de confrontation si rude avec ceux qui l’entourent, « la Vérité vous rendra libre ». Ici apparaît à mon visage la figure du Saint-Père, quand un jour on lui demandait quel est la phrase de l’Évangile que Vous préférez, Il a répondu Jean 8, 3 2 : « la Vérité vous rendra libre », non pas que je La comprenne, non pas que je La possède, mais comme Elle m’est donnée, je La garderai, je L’approfondirai, je demanderai à l’Esprit Saint de me L’expliquer toute entière et alors à ce moment là, j’avancerai dans la vie avec une tranquille audace, avec une réelle assurance, j’avancerai dans la vie dans les joies, dans les grandes joies mais aussi dans les contradictions de la vie, avec la liberté de l’enfant de Dieu, avec la liberté du Fils Unique communiqué à tous ceux qui sont ses compagnons, à tous ceux qui sont ses disciples. Oh je les aime ces mots : l’audace, la tranquille audace, la paix du Professeur Lejeune, le ton qui ne s’élève pas, le regard limpide, la voix toujours douce, ferme, le propos d’une clarté inégalable, je les aime ces mots, aussi « l’assurance », feuilletez, feuilletez le Livre des Actes des Apôtres, vous verrez qu’il vient partout ce mot, du début jusqu’à la fin et pourtant c’étaient des pauvres pêcheurs, ils n’avaient pas été très assuré au moment de la Passion, mais fortifiés par l’Esprit Saint, ayant vraiment reçu le Feu de Dieu dans la grâce de la Pentecôte, alors ils ont parlé avec assurance, sans craindre le Sanhédrin ou la prison, sans craindre les contradicteurs ou les moqueries d’Athènes ou d’ailleurs et ainsi, avec cette assurance, ils ont porté l’Évangile comme une tramée de poudre tout autour du Bassin Méditerranéen et jusqu’à Rome, où se termine ce Livre des Actes.

Voilà l’exemple d’une vie d’un apôtre, d’un apôtre du 20ème siècle, d’un témoin du Christ au 20ème siècle, sa belle liberté, sa tranquille audace, son assurance devant le monde entier pour dire une vérité qui lui avait été communiquée et dont jusqu’à son dernier souffle et à l’extrême de ses forces, il a voulu être le serviteur.