Homélie de Mgr Laffitte

Homélie prononcée par Mgr Jean Laffitte, avril 2006

 

Chère Madame et Chère Famille du Professeur Lejeune,
Chers amis de la Fondation Jérôme Lejeune,
Chers frères et soeurs dans le Christ Seigneur,

Il y a quelques semaines, dans son message d’entrée en Carême, le Saint-Père nous invitait à entreprendre le pèlerinage intérieur vers Celui qui est la source de la Miséricorde. Quelques jours auparavant, l’encyclique Deus caritas est avait enseigné que cette vérité : Dieu est amour, ne peut être contemplée que le regard tourné vers le coté ouvert du Christ, en d’autres termes, vers la porte qui ouvre l’accès à son Coeur. En ce moment même où le Successeur de Pierre célèbre une messe à l’occasion du 1er Anniversaire de la mort de son prédécesseur Jean-Paul II, nous unissons nos suffrages, dans une même communion, à l’intention du Professeur Jérôme Lejeune, son ami disparu il y a douze ans, et demeuré, à des titres divers, si présent dans la mémoire de nos coeurs. C’est pour moi une joie et une grâce de célébrer au milieu de vous les saints mystères pour celui qui fut le premier président de l’Académie pontificale pour la Vie que j’ai l’honneur de servir.

L’espérance chrétienne nous rassemble ce soir. En réalité, l’espérance ne regarde pas en arrière, elle dissipe tristesse et mélancolie, car les souvenirs qui l’habitent nous parlent d’abord de ce qui a été semé pour le Royaume de Dieu; elle nous dirige avec force et sûreté vers le futur qui nous est commun, ce moment d’entrer dans la plénitude de la vie, où nous serons tous placés sous le regard juste et miséricordieux du Maître. Le récit de saint Jean, dans l’Evangile de ce jour, anticipe cette circonstance du regard miséricordieux de Jésus. Les scribes et les Pharisiens d’un côté, la femme adultère de l’autre, figurent cette humanité blessée dont nous sommes, et dans laquelle s’accomplit l’oeuvre divine du salut dans la personne de l’Innocent par excellence. Il comble de sa présence notre assemblée de ce soir, comme il a, à sa manière, gratifié de ses dons de justice et de miséricorde la femme adultère du récit évangélique.

Tout le peuple vient à Jésus, prophétiquement descendu du Mont des Oliviers jusqu’au Temple. Là, il a prié; ici, il enseigne. La foule est un auditoire rêvé pour les scribes et les pharisiens qui vont pouvoir interroger Jésus publiquement : Maitre, cette femme a été surprise en flagrant délit d’adultère. Or, dans la Loi, Moise nous a prescrit de lapider ces femmes-là. Toi donc, que dis-tu ? Motivés par la seule intention de le prendre en défaut, ils vont exercer cette vaine rhétorique des hypocrites de tous les temps, par laquelle une question posée n’est, en vérité, soucieuse d’aucune réponse, mais devient prétexte de toute autre chose : ce n’est pas l’accomplissement de la loi qui leur importe, mais que ce verdict-là soit exécuté. L’affaire est claire. Ils n’ont besoin d’aucun conseil pour l’appliquer en toute légalité: Cet homme ou cette femme, qui ont commis cette mauvaise action, enseigne la Loi, tu les feras conduire à tes portes, et tu les lapideras jusqu’à ce qu’ils meurent … La main des témoins sera la première, pour les faire mourir, et la main de tout le peuple ensuite (Dt 17). Pauvre raisonnement des pharisiens : ou bien Jésus approuve, et le voilà dans l’impossibilité de remettre publiquement les péchés de cette femme, comme il l’a fait pour d’autres, maintes fois ; ou il prononce cette rémission, et le voilà en contradiction avec les termes de la Loi. Osera-t-il contredire Moise ? Saint Jean est explicite : ils disaient cela, afin d’avoir matière à l’accuser. Ceux qui ont mission de rendre la justice, en détournent le sens et la changent, par leur question, en occasion d’injustice. Mystère de l’intériorité humaine où les paroles apparemment anodines, administratives ou judiciaires, dissimulent parfois les intentions les plus meurtrières.

Repensant à ce qu’exige de nos jours la justice du témoignage rendu au caractère sacré de la vie humaine, sous ses apparences parfois les plus démunies, témoignage dont Jérôme Lejeune a laissé l’héritage humain et spirituel, comment ne nous viendraient pas à l’esprit les artifices de langage, les discours trompeurs, les sophismes qu’il faut affronter, simplement pour exprimer qu’un être humain qui existe a le droit de continuer à exister ?

Observons que ce droit de vivre, dans cette page d’Evangile, la femme adultère l’avait, aux termes de la Loi, bel et bien perdu. Les scribes et les pharisiens l’avaient déjà condamnée dans leur coeur. Dans le récit de saint Jean, rien n’indique d’ailleurs qu’elle ait été accusée à tord, comme Suzanne. Suzanne pouvait s’écrier d’une voix forte : Dieu éternel, toi qui pénètres les secrets … tu sais qu’ils ont porté contre moi un faux témoignage. Voici que je vais mourir, sans avoir rien fait de tout ce que leur méchanceté a imaginé contre moi. La femme adultère, elle, ne peut que demeurer silencieuse, vouée à la honte et au déshonneur public. Elle est réduite à rien, ou plutôt, à sa faute ; nul n’a retenu son nom : elle est la femme adultère, tout simplement. Qui peut encore trouver quelque beauté à cette existence désormais totalement démunie, et qui, justice oblige, va prendre fin ?

Jésus ne répond pas. Son silence rejoint le silence de l’accusée. Dans un geste à jamais enveloppé de mystère, il se baisse et se met à écrire avec son doigt sur le sol. De Jésus traçant ces signes, saint Augustin disait qu’avec son doigt, il enseignait la terre (Sermo X111,5), la rendant capable déporter du fruit (Sermo 272/B, 5).

Le silence du Maitre ne dissuade pas les accusateurs. Un jour prochain viendra où Jésus observera le même silence en face de Pilate qui lui posera une question essentielle sans en attendre la réponse : Qu’est-ce que la vérité ? Le Verbe restera alors silencieux, comme il est demeuré silencieux jusqu’à maintenant en face de cette femme: aucun fruit de justice ne peut sortir de ce procès car, en vérité, pour la Loi elle-même, les témoins devaient être parfaitement innocents ; alors ils pouvaient, une fois rendue la sentence, être les premiers à l’exécuter. Celui d’entre vous qui est sans péché, qu’il soit le premier à lui jeter la pierre. Jésus ne contredit pas Moïse ; il n’abolit pas la Loi : il la rend simplement inapplicable, à cause de la dureté du coeur des hommes. Dans l’Evangile selon saint Matthieu, on voit Jésus expliquer aux Pharisiens que c’est en raison de la dureté de coeur des hommes d’Israël que Moïse leur avait concédé de répudier leurs femmes moyennant un libelle de divorce ? La Loi à la remorque des situations injustes créées par des coeurs endurcis : quelle triste actualité.

Voici les accusateurs qui s’éloignent, l’un après l’autre : par cette parole pénétrante ils connurent dans l’intime de leurs coeurs, dit magnifiquement saint Augustin, l’état de leur conscience, et ils rougirent devant la justice qui était présente. Ils n’attendent pas qu’elle soit rendue, et ne se préoccupent plus du tout de la femme adultère : était-ce vraiment la justice qui les intéressait quand ils voulaient la lapider ? Jésus désirait une autre justice : que cette femme sortît de son état, voilà ce qui le pressait d’agir en lui pardonnant ses fautes. En lui pardonnant, il la justifiait : sa justice pouvait porter ses fruits au plus profond du coeur de cette femme, là où seule la miséricorde divine pouvait pénétrer. Moi non plus, je ne te condamne pas. Va, et désormais ne pèche plus. La voici libre, la voici juste, libre parce que rendue juste. Elle est redonnée à la vie.

Le regard miséricordieux de Jésus est donateur de vie. S’il fait fuir les hypocrites, il attire les humbles, les petits, les pauvres, les malades, et redonne l’innocence aux pécheurs qui n’endurcissent pas leur coeur. Il les considère précieux, simplement parce que tous ces êtres sont à lui, ils sont gravés dans son Coeur, qui est très exactement, si l’on ose dire, le contraire d’un coeur endurci : Mettez-vous à mon école car sachez que je suis doux et humble de coeur.

Si Jésus porte un tel regard sur la femme adultère et, à travers elle, sur tous les pécheurs dont nous sommes, à plus forte raison nous pouvons nous demander quel regard il porte sur ceux qui semblent avoir le moins de prix aux yeux d’une société et de lois iniques qui les condamnent : multitude de petits êtres cachés, dont on ne connaît ni le nom ni le visage, multitude de malades à l’univers réduit au périmètre d’un lit d’hôpital.

Qu’as-tu fait, ô mon peuple, de ceux que j’avais confiés à ta garde ? Je les avais placés au milieu de toi, pour être le visage de l’innocence de Dieu. Combien sont-ils, ceux qui se sont levés pour les défendre et les honorer, pour les aimer et les servir ?

Jérôme Lejeune fut l’un d’eux. Je serais tenté de dire qu’il fut, dans sa génération, le premier d’entre eux. Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces petits, qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait (Mt 25, 40). Ces enfants et ces malades qui furent l’objet de sa sollicitude aimante, si emplie d’espérance, avaient souvent aux yeux des hommes, peu de chose qui pût exprimer leur gratitude. Ils n’auront eu comme interprète possible, pour la plupart, que Celui qui s’était fait l’un d’eux, le plus petit parmi eux, le dernier. Lui les avait aimés, Il les avait créés. Il est la source de la vie comme il est la source de la miséricorde. C’est pour cette raison sans doute que ceux qui ne respectent pas la vie humaine sont incapables de porter des fruits de miséricorde: comment exerceraient-ils la compassion et le pardon, ceux qui tiennent pour négligeable la vie des plus petits ?

La démarche à laquelle nous invite Benoît XVI est bien un pèlerinage intérieur. L’homme peut assurément, comme nous le dit le Seigneur, devenir source d’où sortent des fleuves d’eau vive. Mais pour devenir une telle source, disait encore le Saint-Père, il doit lui-même boire toujours à nouveau à la source première et originaire qui est Jésus Christ : de son coeur transpercé jaillit l’amour de Dieu (DCE 7).

Comme quelques autres, nos aînés dans la foi, si Jérôme Lejeune est devenu source de vie, c’est qu’il a bu à cette source. C’est une source de vie éternelle, dont il est bon que nous nous souvenions ce soir, dans l’espérance, qu’elle est inépuisable. Amen