Homélie du Cardinal Ouellet

Homélie du Cardinal Ouellet

Messe du 24ème anniversaire du rappel à Dieu de Jérôme Lejeune

4 avril 2018 – Paris


« AU NOM DE JÉSUS CHRIST LE NAZARÉEN, MARCHE ! »

Deux disciples retournent à leur village après la Pâque la plus déconcertante de leur vie. Ils avaient mis leur espérance en Jésus de Nazareth, prophète puissant en paroles et en actes, qui semblait être le Messie promis à Israël ; mais aux heures décisives de la fête tout avait mal tourné, on l’avait arrêté, condamné et crucifié comme un malfaiteur. Leur rêve s’était écroulé et ils s’en retournaient la mine défaite et la mort dans l’âme, indifférents aux propos invraisemblables de quelques femmes éplorées.

Soudain Jésus se joint à eux sur la route et amorce une conversation, mais ils ne le reconnaissent pas. Cléophas et son compagnon s’étonnent qu’il ne sache pas les dernières nouvelles de Jérusalem ; ils lui racontent les événements et l’abattement qu’ils ressentent. Jésus les écoute attentivement jusqu’au bout, puis il entreprend pour eux la relecture des événements : « Ne fallait-il pas que le Christ endurât ces souffrances pour entrer dans sa gloire? ».

Chers amis, ne sommes-nous pas, nous aussi des disciples d’Emmaüs, cheminant sur des routes inhospitalières du monde présent, portant le poids d’événements qui nous dépassent et mettent notre espérance à l’épreuve ? Vient-il encore à notre rencontre ce Jésus, versé dans les Écritures, qui sait retourner le sens des événements les plus sombres ? Comment le reconnaître et surtout le retenir et le suivre ? Le récit que nous venons d’entendre, certes merveilleux, n’est pas une fable, ni une belle histoire édifiante et consolatrice ; il est la description la plus exacte possible du nouveau mode de communication du Ressuscité avec les siens. On le reconnaît finalement mais il est autre, on ne peut pas l’identifier tout court avec Celui auquel on était habitué.

Pour nous familiariser avec lui, partons du kérygme pascal : le Père éternel a envoyé son Fils unique dans le monde et Il lui a donné l’Onction de l’Esprit Saint pour accomplir sa mission salvifique. L’Esprit a accompagné fidèlement Jésus en tout le processus d’incarnation de l’Amour, depuis le premier instant de sa conception jusqu’à son dernier souffle sur la Croix. L’Esprit du Père l’a même ressuscité d’entre les morts, couronnant ainsi sa parfaite obéissance d’amour, confirmant du même coup son identité divine de Fils éternel et la fécondité de la Nouvelle Alliance dans son sang rédempteur.

Ce kérygme pascal constitue le cœur de notre foi, le fondement de notre espérance et le moteur de notre charité. Il est le motif de notre allégresse pascale et de notre joie inaliénable, quelles que soient par ailleurs les déceptions et les vicissitudes de nos vies. C’est pourquoi nous proclamons humblement mais avec certitude à la face du monde : « Christ est ressuscité d’entre les morts. Alléluia! » « Christ est vivant victorieux » Alléluia! ». À la victime pascale offrons notre sacrifice de louange.
Mais le plus beau n’est pas dans la proclamation du Christ ressuscité, si importante soit-elle. Le plus beau est dans le témoignage de l’Esprit Saint qui nous fait croire au Christ ressuscité d’une façon qui implique toute notre vie dans la communion avec Lui. L’Esprit Saint a façonné le Corps du Christ dans le sein de la Vierge Marie, il façonne maintenant le Corps du Christ qu’est l’Église comme son propre témoignage d’Amour incarné et salvifique. Les Actes des Apôtres nous en donnent un exemple émouvant dans le récit que nous venons d’entendre. Pierre et Jean montent au temple de Jérusalem pour prier, comme des juifs pieux qu’ils n’ont pas cessé d’être. À la belle Porte, ils sont sollicités par l’infirme qu’on dépose là chaque jour pour recevoir des aumônes. Pierre lui répond : « De l’argent et de l’or, je n’en ai pas, mais ce que j’ai, je te le donne : au nom de Jésus le Nazôréen, marche! ». Et saisissant la main de l’infirme il le relève. Celui-ci entre avec eux dans le temple, « marchant, gambadant et louant Dieu ».

Des gens ordinaires, dépourvus de tout, deviennent soudain des thaumaturges. Ces exemples abondent dans les Actes des Apôtres. Comment est-ce possible ? Ces faits rapportés sont-ils des récits apologétiques, amplifiés et embellis, pour faire des prosélytes ? Passe encore qu’un nommé Jésus, méconnaissable sur la route, réussisse à relever le moral de ses disciples en se faisant reconnaître. Mais comment ses Apôtres eux-mêmes, ignorants et pusillanimes, opèrent-ils soudain des guérisons spectaculaires qui causent une grande joie mêlée d’effroi et de stupeur ?
Ces questions renvoient au dessein de Dieu le Père qui prolonge l’incarnation de son Fils dans la réalité sacramentelle de l’Église. Après Jésus qui a incarné parfaitement l’amour trinitaire dans sa vie, sa mort et sa résurrection, l’Esprit Saint prend la relève et prolonge ces mystères dans la vie de l’Église selon son mode propre, sacramentel. Il convoque, rassemble, annonce la Parole et met les baptisés de l’Église en « communion » avec le Père et le Fils. L’Esprit est en effet le « Nous » du Père et du Fils, Il est leur parfaite unité d’Amour comme Troisième consubstantiel. C’est en Lui et par Lui que nous sommes élevés à la dignité d’enfants de Dieu dans le Christ, et qu’il nous est donné de vivre et d’accomplir des œuvres étonnantes comme celles dont témoignent les Évangiles et les Actes des Apôtres.
Chers amis, nous vivons dans le temps de l’Esprit et le temps de l’Église, le temps du témoignage de l’Amour jusqu’au martyre comme jamais dans l’histoire. L’Esprit du Ressuscité sème en nous la joie et l’allégresse de Pâques en confirmant Qui est Jésus et en confirmant aussi qui nous sommes en Lui, fils et filles de l’Église. Pour témoigner avec nous et nous avec Lui, l’Esprit s’abaisse et s’humilie comme le Christ, se cachant en quelque sorte sous les humbles apparences de nos pauvres personnes. Accueillons son témoignage et laissons-le illuminer notre regard de foi sur les événements et soutenir nos gestes de charité et de solidarité. Puisons à la table du Corps et du Sang du Christ la nourriture de vie éternelle qui nous infuse son propre souffle comme une énergie divine de réconciliation, de paix et d’unité.

Chers amis, voici le jour que fit le Seigneur, qu’il soit pour nous jour de fête et de joie.

Le 24ème anniversaire de la mort de Jérôme Lejeune nous rassemble en cette Octave de Pâques qui proclame la résurrection de Jésus Christ d’entre les morts. Aucun cadre n’est plus approprié pour faire mémoire d’un ami qui a laissé non seulement une trace dans l’histoire, mais surtout un précieux héritage spirituel et humain qui nous engage à le transmettre à son véritable destinataire, l’humanité, car il s’agit de la cause de la vie et de la dignité humaine.

Je remercie la Fondation Jérôme Lejeune de m’associer à votre commémoration d’un héros contemporain de la Vie que j’ai eu le bonheur d’accueillir au Grand Séminaire de Montréal au début des années 90. Je suis honoré de me joindre à vous et de prier avec vous pour que l’œuvre exemplaire du Dr Jérôme Lejeune en recherche scientifique, en soin des malades et pour la défense des plus vulnérables, soit prolongée d’une façon concrète comme une vraie bonne nouvelle à notre époque. Son regard prophétique a su anticiper les dérives et les maux que nous constatons dans nos cultures sécularisées : l’avortement sur demande, les manipulations génétiques, l’euthanasie, et tant d’options éthiques qui ignorent le Créateur et qui entraînent par conséquent une régression du sens de l’humain dans nos sociétés.

L’heure présente en France et dans le monde est à la vigilance et à la lutte pour empêcher que des programmes eugéniques agressifs soient imposés partout sans égard pour la dignité de la personne humaine. Cette dignité n’est pas réductible à un état de conscience ou à un état de santé, comme si l’être humain n’était qu’un paquet de cellules à user et jeter selon l’utilité de sa performance matérielle. Puisse le réveil en cours des consciences s’intensifier en France, au plan moral et social, et qu’il rejoigne un puissant mouvement sans frontières pour la défense des personnes vulnérables.

Que l’intérêt et la vigilance des évêques pour les questions bioéthiques accompagne la participation active de tous dans les choix de société en matière de respect de la vie et de dignité humaine.

La contribution de Jérôme Lejeune à la « culture de la vie » a été d’abord de trouver la cause du phénomène de la trisomie. Mais, conscient des dangers de l’utilisation de sa découverte, Lejeune s’est consacré avec passion au développement des soins et à la défense des personnes intellectuellement déficientes, afin de prévenir les solutions indignes qui éliminent le malade au lieu de la maladie. En conséquence de son engagement scientifique et public courageux, il a été injustement traité et âprement combattu, mais il n’a jamais trahi sa foi. Ses convictions reflétaient parfaitement la pensée de l’Église et la vision anthropologique de son ami saint Jean-Paul II, le pape de la famille.

Le Pape François sert la même cause que Jérôme Lejeune et avec le même Esprit quand il voit le Christ dans la moindre des personnes vulnérables et qu’il dénonce la culture contemporaine de l’exclusion comme indigne de l’humanité. Ces personnes fragiles mais fécondes à leur manière ont leur place et leur rôle à jouer dans nos sociétés de l’efficience et du calcul. Elles nous ouvrent à la transcendance et à la tendresse gratuite, répètent avec Jérôme Lejeune les Mère Teresa, Raoul Follereau, Jean Vanier et tant d’autres disciples d’Emmaüs anonymes, convertis et retournés par la gloire du Seigneur. Que de récits n’avons-nous entendus de familles transformées par la présence éprouvante mais salvifique d’une personne handicapée !

Chers amis, votre solidarité bien organisée prolonge très consciemment les diverses dimensions du témoignage de Jérôme Lejeune, grâce aussi à la générosité et à l’engagement fidèle de beaucoup de donateurs et donatrices qui ont à cœur la cause de la vie et de la dignité humaine. Je me permets de souligner que votre engagement très ciblé sert une cause beaucoup plus large que les milliers de personnes accompagnées et soignées chaque année. Il sert la cause de l’homme tout court, envoûté par ses prouesses technologiques mais en perte vertigineuse d’humanité, victime de multiples manipulations qui enfreignent non seulement ses droits fondamentaux à la vie et à la santé, mais lui ferment l’horizon de l’Espérance.

Chers amis, les disciples d’Emmaüs reconnurent Jésus à la fraction du pain et se remirent en marche sur-le-champ pour lui rendre témoignage, soulevés par une force divine qui n’a pas cessé depuis lors d’accompagner l’Église. Cette force de l’Esprit soulève aussi nos humbles et pauvres témoignages en faveur de la vie et de la dignité humaine. Invoquons ensemble le Nom trois fois saint de notre Dieu pour que son Amour transforme beaucoup d’autres disciples d’Emmaüs en témoins courageux du Ressuscité à la rencontre de l’homme vulnérable de notre époque. Amen!

Marc Cardinal Ouellet
Préfet de la Congrégation romaine pour les Évêques
Paris, 4 avril 2018